Ch06 §4 L'« Histoire du Salut » derrière l'« Histoire sainte » de la dynastie

La manière dont on a raconté l'histoire de David devait aider les deux populations du Nord et du Sud à surmonter leurs rancunes en prenant de la hauteur par rapport au passé et en apprenant à y lire le plan de Dieu. Ils devaient contempler, derrière le Salut apporté à Jérusalem au temps de Sennachérib (-701), la prédilection de Dieu pour sa ville et regarder toute leur histoire passée (1 S 16 ; 2 S 5) à la lumière de cette élection. Le roi en était l'héritier et le garant.
A. David, « roi berger » choisi par Dieu et « policier du désert »
Ces « mémoires » rapportaient bon nombre de détails tout à fait crédibles pour un archéologue. Ainsi est-il dit de David qu'il était berger (1 S 16). Sans doute un descendant des semi-nomades qui continuaient à vivre en bordure du désert (il est de Bethléem). Ses proches vivaient de leurs troupeaux et de rapines mais pouvaient aussi garder les frontières du désert contre les incursions pendant que les autochtones livraient bataille à l'intérieur. C'est sans doute ainsi que David offrit ses services au roi philistin de Gath (1 S 21,11). Or il est certain que cette ville de Gath est ancienne, puisqu'elle a été détruite par Hazaël en -830 (le même Hazaël qui mentionnait la maison de David parmi ses victimes sur l'inscription de Tell Dan). Les traditions de la « mémoire » sur David remontent donc sûrement avant cette date.
Nous avons d'autres descriptions bibliques de ce roi « berger » ou « policier » du désert.
La Bible nous le montre dans la grotte d'Adoullam, constituant son groupe armé d'un ramassis de mécontents (1 S 22,1). David balaie la frontière du désert entre Beersheba et Hébron. Il rançonne d'un côté, mais de l'autre on le voit voler au secours du village de Qeïla mis en difficulté par les pillards philistins (1 S 23,1). S'attirant les faveurs des uns, protégeant les autres, trucidant un troisième qui manquait de spontanéité à rendre la monnaie du service rendu - il lui prend aussi sa femme (1 S 25) - David a fini par se rendre indispensable dans la région. Il devient roi de Hébron (2 S 2,4). C'est ainsi que dans les tout débuts, on devait parler de celui qui, prenant le relais des Juges d'autrefois, allait devenir l'ancêtre de la dynastie royale. Quels qu'aient été les péchés de ce roi brigand, on avait appris depuis le temps des Juges que les fautes passées - une fois la guerre gagnée - n'empêchaient pas la foi de repartir de plus belle avec un credo renforcé et des liens nouveaux entre les tribus.
B. Une dynastie au Nord, fidèle à l'idéal des Juges
Le Nord avait lui aussi connu un récit des débuts de la royauté avec Saül. Relu par les scribes de la cour de Jérusalem, il porte la trace de nombreux remaniements idéologiques. Dans un premier récit, on voit Saül comme un prophète charismatique à la recherche des ânesses de son père (1 S 9). Il est oint par le prophète Samuel (1 S 10,1) avant d'être acclamé roi à Guilgal après une victoire sur les Ammonites. La transition entre le dernier des Juges et le premier des Rois est ainsi faite: elle est l'œuvre du charismatique Samuel et, comme dans les contextes d'assimilation/rejet, elle est consacrée au terme d'une victoire. Le rattachement des débuts de la royauté à la période des Juges est bien dans la ligne des « credo » primitifs.
Mais un récit plus élaboré double le premier. De nombreux indices plaident en faveur d'une datation plus tardive. Ainsi, en demandant un roi, le peuple semble dédaigner ce que Dieu a fait par la main des Juges depuis la sortie d'Égypte. Samuel a beau avertir de tous les abus dont le roi peut être capable (1 S 8,10), le peuple n'écoute pas. C'est le choix de YHWH par le sort (et non plus la victoire) qui désigne Saül comme roi (1 S 10,17-25). Samuel expose un coutumier royal (1 S 10,25) comme pour réguler les caprices des princes. Suit un discours d'adieu dans lequel Samuel énumère tous les bienfaits de YHWH exercés depuis la sortie d'Égypte. Le peuple a préféré un roi aux juges charismatiques d'autrefois. YHWH l'a concédé, que le peuple maintenant lui obéisse.
Ce texte regrettant l'abandon des juges et avertissant des abus des rois ne date pas forcément de la période après l'Exil, désastre que l'on veut alors attribuer au péché des rois. Il peut aussi dater de l'époque de Josias. En effet, il dénonce les pratiques royales, comme s'il voulait s'en prendre au Nord depuis Saül jusqu'à Achab. À « l'abandon de Dieu pour servir d'autres dieux » (1 S 8,8) il oppose sa propre réforme du « droit du roi » (Dt 17,14-20). On y trouve de nombreux traits caractéristiques du Deutéronome: la sortie d'Égypte, les préceptes à garder, etc.
En gardant les deux récits, le rédacteur de l'époque de Josias réussissait à relier la réforme de la royauté qu'il présidait aux origines charismatiques du temps des tribus. La suture se faisait ainsi entre le temps des Juges et celui de David, supposé avoir régné sur les deux royaumes du Nord et du Sud, et la dynastie y trouvait à la fois une ancienneté honorable et un fondement charismatique venu du ciel.
C. David n'est pas un usurpateur
L'histoire de David est retravaillée en plaidoyer de la dynastie qui en avait bien besoin. En effet, le « roi berger, policier, brigand » avait dans les mémoires beaucoup de choses à se faire pardonner. Policier du désert, allié des Philistins (1 S 21,11 ; 27,1-12) quand ceux-ci avaient besoin de lui pour garder les frontières du Sud contre les Amalécites (1 S 29.30), David avait dû être tenté de se servir de ces amis et de leur commanditaire égyptien pour agrandir son petit royaume en direction du Nord. Fort opportunément, toutefois, il avait été congédié par les Philistins juste avant qu'ils ne viennent à bout de l'armée de Saül au mont Guelboé (1 S 31). De sorte qu'à en croire le texte, on ne pouvait accuser David d'avoir collaboré militairement avec eux contre Saül (2 S 1,1). La suite du texte laisse pourtant deviner que les soupçons étaient loin d'être tombés. Le récit royal a beau montrer que le meurtrier de Saül est un Amalécite que David fait tuer (2 S 1,6-10.13-16) le doute hante encore les mémoires à la fin du règne de David (2 S 16,5-14) comme en témoignent les accusations de régicide proférées par Shiméï lors de la fuite du roi devant son fils Absalon (1 R 16,5-14).
Saül mort, c'est spontanément qu'après quelques combats épiques autour de Gabaon où David se montre généreux (2 S 2), les dirigeants du Nord font allégeance à David roi d'Hébron (2 S 3,21). David n'est pas pour autant lavé de tout soupçon ! Et il en fallait plus pour apaiser les rancunes entretenues depuis la chute de Samarie (-721) causée par la trahison d'Achaz, un roi du Sud.
Les scribes de la cour de Josias retravailleront les mémoires dans un style bien à eux, de manière à montrer qu'on ne pouvait incriminer David d'avoir lâché Saül, puisque Dieu, lui-même, l'avait abandonné. Et donc, aussi traître qu'ait pu paraître l'action de David, il n'avait fait qu'obéir à Dieu. Dès lors, l'histoire de Saül prenait la forme suivante: oint par Samuel, Saül est d'abord victorieux (1 S 13). Son fils Jonathan partage ses lauriers dans les actions militaires et fait figure de dauphin légitime. Hélas, le roi prend des initiatives cultuelles néfastes: c'est d'abord un sacrifice (1 S 13,13) qui lui vaut l'abandon divin; puis c'est un jeûne imprudemment prononcé (1 S 14,24) et qu'enfreint son fils Jonathan, le futur ami de David. Selon le vœu du roi, Jonathan doit mourir mais le peuple le sauvera de la mort; enfin, Saül commet une faute contre l'interdit porté par Dieu sur les dépouilles de l'ennemi vaincu (1 S 15,19). Tout ceci amènera Dieu à se retirer de Saül (1 S 15,23). Ce dernier étant abandonné par Dieu, David n'avait aucune raison de se reprocher la mainmise sur le Royaume du Nord.
La suite du récit pouvait poursuivre la même logique. Saül étant rejeté, David serait oint par Samuel à sa place (1 S 16). Après un fait d'arme de ses lieutenants contre le Philistin Goliath (2 S 21,19), David met les armes de fer ainsi conquises au service de Saül. (Ce fait d'arme de ses lieutenants lui sera bien évidemment attribué dans la légende royale de « David et Goliath » à une époque tardive, où les conflits se règlent par des duels entre champions des deux camps. Goliath y apparaît alors armé de jambières et de cuirasses (1 S 17), comme les hoplites grecs de l'époque du rédacteur).
Enfin, Jonathan, l'héritier légitime, cède son trône à David (1 S 18,1-4). Saül jaloux fait une première tentative pour tuer David (1 S 18,11). Mais, de retour à la raison, il lui donne sa fille en mariage (1 S 18,27). Avec l'aide de Jonathan, la nouvelle épouse sauve David d'un attentat (1 S 19). David pouvait-il refuser ce royaume du Nord que Dieu lui proposait avec tant d'insistance?
D. C'est Saül qui a poursuivi David dans le Sud (au temps d'Achab)
Bien d'autres arguments lavaient David, le roi brigand, de soupçons déplacés. Ainsi, en jouant sur une mémoire historique habituée aux rétrospectives approximatives et au glissement d'une génération sur l'autre, il était possible d'imaginer Saül poursuivant David jusque dans un territoire du Sud inaccessible aux princes du Nord - au temps du David « roi berger ». Le sud du pays, en effet ne lui appartenait pas (1 S 24). Mais, à creuser un peu les mémoires des relations entre Nord et Sud, il devenait possible, au temps d'Achab, d'imaginer un roi du Nord poursuivant le roi du Sud jusque dans ses terres (le Sud avait dû souffrir de l'alliance avec le Nord, qui lui avait apporté le culte du Baal). Il n'était donc pas inefficace de faire porter sur Saül, roi du Nord, le poids de cette ingérence indue dans le Sud. Qui pourrait dire encore que c'était le Sud qui avait fait du tort au Royaume du Nord ?
Et voyez la magnanimité de David en réponse à ces persécutions injustes ! Jamais David, persécuté sur ses terres par Saül jusqu'à Ein-Guèdi (1 S 24,1) et Ziph (1 S 26,1) - près de Hébron, l'antique capitale du Sud - n'a voulu porter la main contre lui, alors que plusieurs fois l'occasion s'en était présentée (1 S 24,11s; 1 S 26,21s). Vaincu par la bonté de David, Saül finit par reconnaître son péché ! Ainsi devenait-il clair que c'était l'injustice de Saül qui avait poussé David à se réfugier chez les Philistins (1 S 27,1 ). Comment pouvait-on laisser dire que David se serait allié aux Philistins, amis de toujours de l'Égypte, pour renverser Saül !
Par ricochet, cette rétrospective historique complaisante envers la dynastie faisait aussi coup double. Elle démarquait David mais aussi, plus près du rédacteur, le roi Achaz, héritier de David, auquel on pouvait faire les mêmes reproches. Attaqué par le Nord qui voulait l'entraîner dans son jeu d'alliance avec la Syrie, Achaz avait cherché refuge auprès de l'ennemi, cette fois assyrien, pour éviter l'alliance dans laquelle le Nord voulait l'entraîner. Indirectement, le plaidoyer en faveur de David lavait Achaz de la collaboration avec l'ennemi (2 R 16) qui avait amené la débâcle de Samarie, dont on hébergeait les réfugiés.
Le texte faisait même d'une pierre trois coups: la magnanimité de David envers Saül, fondée sur le respect dû au oint de YHWH (1 S 26,9), servait aussi le projet de Josias dans la mise au clair du « droit du roi » qu'il rédigeait à son avantage. Il était clair qu'on ne touche pas au roi !
E. L'image de David passe d'une génération à l'autre
Il résultait de tout ceci que l'image d'un royaume unifié du Nord et du Sud - comme il l'avait été au temps d'Achab - se trouvait antidatée et rejoignait dans le passé l'image du roi berger, dont les mémoires gardaient le souvenir. Le David roi berger et le David roi d'une cour à la manière d'Achab se fondirent dans l'« Histoire Sainte » et, par le truchement de quelques dates de règne symboliques (40 ans pour David 1 R 2,11), il devint possible d'antidater l'idéal d'un royaume uni du Nord et du Sud, dans la rétrospective que l'on faisait d'un passé fondateur de la dynastie.
Et tant qu'à faire de jouer avec l'Histoire pour servir le plan de Dieu, on pouvait encore prolonger l'héritage davidique sur les époques suivantes. Ce Royaume du « roi berger » du Sud devenu souverain des deux royaumes réunis était passé, non sans quelques entorses à la légitimité de la succession, entre les mains de Salomon. Et cela, durant encore 40 ans (1 R 11,42). Puis, dans l'Histoire Sainte, ce fut la division au temps de Jéroboam et de Roboam causée par le refus du Nord de reconnaître comme seul temple celui du Sud (1 R 12,27s). Comment comprendre cette division du royaume, si son principal motif est la non-conformité au programme d'unité du Temple de Jérusalem, tel qu'il venait d'être réalisé par Ézéchias et Josias ? Il fallait supposer, au temps du David roi berger de « l'Histoire Sainte », l'existence d'un royaume unifié autour d'un temple de Jérusalem rassemblant toutes les tribus ! Mais qui pourra prouver que nous ne sommes pas dans une fiction littéraire emblématique de l'idéal auquel Ézéchias et Josias tendaient de toutes leurs forces?
Les confirmations archéologiques d'un tel Temple sont attendues, mais elles sont bien compromises par l'impossibilité de fouiller actuellement sous les ruines du Temple d'Hérode.
Par contre, il y a une unité tout à fait réelle et confirmée par l'archéologie au temps d'Achab. De même lorsque dans les années -850, les deux Joram du Nord et du Sud, réunis autour de Jézabel et Athalie, font alliance contre Moab.
Tout aussi réel est le motif de division des deux royaumes : ce fut la trahison du roi du Sud Achaz faisant alliance avec l'Assyrie au détriment de Samarie.
Cette trahison d'Achaz, après celle de David, pouvait se faire oublier à la condition de trouver, dans des « mémoires » crédibles, un modèle dans lequel la trahison était le fait de Saül au Nord, et l'unité le mérite personnel de David, roi du Sud. On a vu plus haut que l'attitude permanente de Josias fut de rechercher des modèles dans le passé (Élie, Jéricho, Jéhu) pour gommer les aspérités de sa réforme. Ce pourrait encore être ici le cas. En idéalisant par anticipation sous David et Salomon l'unité du royaume, il trouvait un modèle qui identifiait la division avec le refus par le Nord du Temple de Jérusalem, tandis que l'unité se trouvait au crédit de l'ancêtre David, vainqueur des avanies de Saül.
Que la période d'alliance avec Achab soit derrière la légende dynastique de David ressort encore d'un autre épisode, qui met en relief une donnée de la foi à laquelle Josias devait tenir après les hauts et les bas tumultueux de la royauté. Les rois du Sud étaient loin d'être des oies blanches. À la différence des juges charismatiques qui, dans les guerres d'assimilation/rejet, s'étaient toujours montrés intègres - Samuel le rappelait dans son discours d'adieu (1 S 12) - les rois ont été guettés par les travers des puissants, toujours tentés de revenir au Baal de Canaan. C'est ce que fait David quand il abuse de Bethsabée : quand naguère, il était roi brigand, son péché avait été la collaboration avec le Philistin. Aujourd'hui, installé à Jérusalem - comme ne peut manquer de l'imaginer le rédacteur à l'époque de Josias - le péché de David est de se conduire comme un roi cananéen à qui les femmes appartiennent comme les terres. Pour cacher son adultère avec Bethsabée, il en vient même à oublier les lois encore en vigueur au temps du narrateur et qui réglementaient le comportement matrimonial du soldat quand l'arche était au combat (2 S 11,11). Finalement, il fait tuer le mari tout aussi fidèle à sa femme qu'à la Loi (2 S 11). Il imitait ainsi le roi Achab qui avait donné le ton au Sud dans le culte du Baal. Lui aussi pensait pourvoir s'attribuer les terres comme les femmes, en confisquant la vigne de Nabot après l'avoir tué (1 R 21). Le David du Sud lui ressemblait comme un frère.
Ainsi, même s'il fallait un peu idéaliser la dynastie, on reconnaissait les fautes des rois. Dans les panégyriques des rois du Sud, montant graduellement vers le sommet de la dynastie incarnée en Ézéchias, on n'hésite pas à montrer les tâtonnements et les imperfections (cf. supra). Mais malgré tout, David est pardonné. Dieu, depuis les guerres d'assimilation/rejet, n'a-t-il pas toujours pardonné, après un temps de punition - marqué ici par la mort de l'enfant du péché - à celui qui reconnaît sa faute (2 S 12) ? La Bible s'est ainsi démarquée des mythologies dans lesquelles le roi porteur du mythe ne peut pas pécher sans mettre en péril le monde sacré qu'il représente. La Bible a pris ses distances par rapport au mythe. Le roi peut pécher sans que le monde s'écroule. Dieu est un Dieu d'alliance qui peut aussi apporter le pardon.
F. Salomon, héros emblématique de Manassé
À en croire la Bible, le trône du Sud (Roboam) a été attaqué juste après Salomon par les armées du pharaon Sheshonq (1 R 14,25-28). Le Sud est une nouvelle fois victime ! Dire, avec les adversaires nordistes de la dynastie davidique, que le Sud aurait favorisé les attaques de Sheshonq contre le Nord, comme David l'avait fait avec les Philistins au temps de Saül, devenait une supposition purement gratuite puisque c'était le Sud qui était attaqué ! Voilà qui blanchissait une nouvelle fois le Sud de toute alliance avec l'ennemi contre le Nord. Et pourtant, on sait aujourd'hui par les archives de Karnak que Sheshonq n'a jamais attaqué le Sud, mais seulement le Nord, et donc que le soupçon d'une alliance du Sud avec l'Égypte pour marquer des points contre le Nord avait pu dans les mémoires faire de l'ombre dans les relations.
Avec cette manière de raconter le schisme du Royaume après Salomon, Josias gagnait sur tous les tableaux. Mais il y a plus: quand l'« Histoire Sainte » arrive à Salomon, les questions se compliquent encore. De même que les récits sur David trouvent leur intelligibilité échelonnée sur plusieurs configurations historiques - David « roi berger », puis monarque comme Achab, et enfin emblème d'Ézéchias - de même les récits qui relatent le règne de Salomon suivent cette intelligibilité.
Le Salomon de l'« Histoire Sainte » était-il le fils du « roi berger » que nous avons appelé le « policier du désert » ? N'est-il pas plus en situation s'il est fils du « David de cour » assimilé à Achab, au temps de l'unité du Nord et du Sud? Et pourquoi ne serait-il pas le fils du David dont le modèle est Ézéchias? Si Salomon est le fils du roi berger, le personnage biblique qui lui correspond dans l'« Histoire Sainte » cadre mal avec le passé de surveillance semi-nomade incarné par son père. Le Salomon de la Bible n'a rien d'un fils de « roi-berger ».
Voici ce que la Bible raconte de lui. Lors de la tentative du prétendant Adonias pour succéder au trône, Bethsabée, aidée du prophète Nathan, obtient que David fasse sacrer Salomon. On n'est pas dans le contexte de la succession d'un « roi berger », mais dans des conflits de cour. L'ensemble de la saga de Bethsabée suppose une cour rutilante, et l'on assiste ici aux intrigues pour la succession d'un monarque (1 R 1,11- 53). S'ensuit une série de règlements de compte: Salomon aurait, à en croire la Bible, trucidé tous les fils qui, après la mort d'Absalom, pouvaient légitimement prétendre à la succession. Shiméï, gardé dans une prison dorée à Jérusalem pour avoir laissé entendre que David aurait pu aider à faire mourir Saül, est, lui aussi, tué par Salomon (1 R 2). Ainsi le royaume est-il affermi définitivement.
À quelle époque peut-on ainsi parler de manière crédible du successeur de David ? Le régime est-il celui du roi « policier du désert » ? Mais il n'a pas le faste dont la Bible entoure Salomon. Ou celui d'Ézéchias ? Il a été à moitié détruit par Sennachérib. Est-ce le royaume dont héritera Josias, affronté aux menaces qui finalement causeront sa mort à Megiddo? Qui pourrait le dire avec certitude ?
Le Salomon de l'« Histoire Sainte » devient le gendre du pharaon d'Égypte (1 R 3,1). Il règne avec sagesse sur une administration fabuleuse (1 R 4), un territoire d'empire bordé rien moins que par l'Euphrate au Nord et le Nil au Sud (1 R 5). L'alliance avec le roi de Tyr lui permet d'envisager la construction d'un Temple (1 R 5,15 à 8,66).
On s'étonne. Le fils du « roi berger » a-t-il déjà pris cette ampleur internationale? Certes, on a retrouvé à Jérusalem une structure architecturale de style phénicien. Mais de quand la dater ? On a aussi retrouvé un abécédaire au Sud de Jérusalem. La montée en écriture des « mémoires » dans le Sud datait-elle de cette période où le Sud s'est développé sous l'influence d'Achab, ou faut-il la situer avant cela? Il faut attendre des datations, encore à établir de manière plus précise. Mais l'anachronisme semble évident.
Quoi qu'il en soit, tout ce faste entourant le règne de Salomon, quelle que soit la manière dont il est passé des « mémoires » au texte écrit, devait honorer le Temple de Jérusalem, nouvellement unifié sous Ézéchias puis sous Josias. Le récit qui en est fait dans la Bible est encadré par deux apparitions du Seigneur (1 R 3 et 9). Voilà qui devait servir les projets de Josias dans son désir de voir le Temple de Jérusalem supplanter tous les autres sanctuaires.
Dans l'« Histoire Sainte », ce roi, à la tête d'un harem de mille femmes (1 R 11) et aux conquêtes territoriales et commerciales gigantesques, est aussi un grand pécheur (1 R 9,10 et 10), et son péché amènera le schisme entre le Nord avec le culte des veaux de Dan à Béthel et le Sud avec le Temple de Jérusalem. Finalement, ce récit ne peut avoir quelque crédibilité historique que si l'on confond Salomon avec le roi Manassé. Ce dernier était successeur d'Ézéchias, image emblématique de David, comme Salomon était successeur de David. C'est de son temps que l'alliance renouvelée avec l'Assyrie permit d'étendre le commerce dans le Sud grâce à la domestication du chameau. Manassé, descendant de David, amena dans le royaume du Sud, en même temps que chez ses alliés assyriens, une prospérité qui correspond à l'empire décrit par la Bible au temps de Salomon.
Hélas, cette alliance n'avait pas que des avantages. Elle éclipsait la religion des pères, et les rédacteurs post-exiliques ne le pardonneront pas à Manassé. Ils en feront, à la suite d'Achab, le roi idolâtre par excellence.
Le schisme que Salomon était censé avoir causé est à l'image du schisme dont était menacé le royaume du sud après Manassé. C'est contre ce risque que Josias luttait. Il est bien normal qu'il en ait projeté l'ombre prémonitoire sur Salomon, juste après David qu'il plaçait à l'égal d'Ézéchias comme ancêtre emblématique de la dynastie. Ézéchias avait revêtu de la pourpre royale le « roi berger » du récit biblique. Manassé allait recouvrir Salomon de l'ambiguïté contre laquelle Josias luttait. Son faste dorait le blason de la dynastie, mais ses fautes avertissaient des embûches à éviter.
G. David et le sacerdoce
L'arrivée des tribus en terre de Canaan avait inauguré des sanctuaires tribaux dans des endroits fixes. Les prêtres avaient assuré le passage de rituels pèlerins semi-nomades à des rituels installés avec offrandes de « prémices » agricoles. Le risque de confusion avec les rituels cananéens était grand. Les autochtones répugnaient à tout retour aux pratiques dont ils avaient abandonné les sanctuaires et le clergé. Les juges charismatiques, porteurs du nouveau credo, avaient réussi à assurer la spécificité et la fidélité du culte. Le David du temps des juges respectait encore son clergé.
Le recours à cette image de David ami du sacerdoce était tout aussi utile à Josias que le recours à Moïse pour parfaire sa réforme. C'est que la réforme, connotée politiquement, était aussi et peut-être surtout une réforme religieuse, et elle était, depuis le roi Ézéchias, axée sur la centralisation du culte à Jérusalem. Si le politique a ses lois, apparemment exclusivement humaines, le consensus des populations requis pour une grande politique ne se fait pas sans une visée religieuse commune. C'est en effet le religieux (à moins que ce ne soit la dictature ou l'idéologie) qui donne aux populations de dépasser les intérêts partisans, générateurs de violence, au nom de valeurs qui les transcendent.
Il en résulte souvent que la première tentation d'un roi est de se choisir son clergé. C'est ce que fait Saül qui massacre les prêtres de Nob à cause de la fidélité d'Ébiatar à David (1 S 22,6-23). C'est ce que fera David en adjoignant Sadoq à Ébiatar (2 S 8,17; 15,24-29; 20,25). Salomon suivra en éliminant Ébiatar pour mettre Sadoq à sa place (1 R 2,26.35). En faisant cette rétrospective, Josias s'autorisait à poursuivre, à sa convenance, le choix d'un sacerdoce propice à ses vues.
Il le ferait, à la suite d'Ézéchias qui avait supprimé les hauts lieux (2 R 18,4), en éliminant les sacerdoces de sanctuaires au profit du seul Temple de Jérusalem. Une mesure parallèle consisterait à n'attribuer aucun territoire à la tribu de Lévi dont les prêtres, à la suite de Moïse et Aaron, seraient issus. Ils auraient juste quelques villes réparties par clan dans tout le pays (Jos 21). Ainsi le sacerdoce lévitique serait-il coupé de toute population susceptible de faire sécession. Il vivrait exclusivement du culte et le culte serait régi par le roi. Les prêtres seraient, pour ainsi dire, sous tutelle. Le pouvoir politique s'en méfiait. Aaron n'avait-il pas laissé se faire l'adoration du « veau d'or » au lendemain du Sinaï (Ex 32), comme les prêtres du Nord avaient institué le culte des « veaux de Dan et Béthel » que l'on venait de détruire (2 R 23,15) ? Heureusement pour Josias et sa réforme, Dieu avait redonné son Alliance à Moïse après le veau d'or (Ex 34). Plus tard, c'est sous sa suprême autorité que la Torah du culte serait promulguée (Ex 35-40). Le risque de sacerdoces partisans était définitivement réglé.