Ch04 §3 Les textes en regard des configurations précisées par l'archéologie

Il faut maintenant regarder les textes qui parlent de l'Exode d'Égypte.
Les petits exodes ancestraux dus aux famines ont pu faire partie d'un folklore commun partagé par le Nord et le Sud au temps de l'alliance entre les deux royaumes sous Achab.
Par contre, l'Exode que nous connaissons dans I'« Histoire sainte » de la Bible raconte un événement qui concerne ensemble les tribus du Nord et celles du Sud, sous la houlette d'un seul chef : Moïse. Le récit qui en est fait doit donc correspondre à une époque où l'unité politique Nord- Sud allait de soi.
Un premier credo a pu réunir les autochtones de Déborah en rupture avec la religion cananéenne décadente (Jg 4,5) et les semi-nomades de Gédéon (Jg 6) luttant pour conserver leur mode de vie traditionnel. Les premiers n'avaient plus de « dieu » et se réjouissaient d'en trouver un chez leurs alliés. Ces derniers adoraient « le dieu du Père », lequel les avait maintenus en vie depuis toujours dans le désert.
Des mémoires, peut-être même des écrits de sanctuaires, avaient pu être mis en commun. Mais c'est surtout après la défaite du Royaume du Nord à Samarie (-722), dont les réfugiés sont descendus dans le Sud, qu'une unité politique nécessaire a pu générer une littérature commune. Le contexte politique imposait une refonte complète des héritages que l'on tentait d'engranger dans la maison commune. Les bergers du Sud, sans richesse et sans culture, et, qui plus est, traîtres envers leurs frères vingt ans plus tôt, devaient maintenant héberger leurs riches parents du Nord, exilés. Le rappel des exodes, présent dans toutes les mémoires des semi-nomades, a pu déjà être un bon trait d'union. Pour réaliser une véritable unité politique durable, il fallait relire le passé de chacun en faisant dans le Sud les remises à niveau cultuelles, politiques et religieuses conformes au récent retournement de situation.
En échange de l'asile, les réfugiés du Nord développeraient la civilisation et l'alphabétisation. Ils amèneraient aussi les archives de leurs sanctuaires, un ensemble de traditions dont certaines pouvaient déjà être écrites. Pour être à la hauteur de sa mission d'accueil, le Sud devait agencer ce mixage des patrimoines en privilégiant ses propres traditions.
• D'abord, on donnera aux « mémoires » des épopées d'exodes, qui sont au Nord comme au Sud un socle commun (notre chapitre).
• Sur cette base, il sera possible de préciser les codes législatifs et de les mettre en place (chapitre 5).
• Enfin, il faudra muscler les traditions dynastiques du Sud pour qu'elles puissent asseoir le pouvoir royal dans ses nouvelles prérogatives (chapitre 6).
A. La mise par écrit des « mémoires d'Exodes »
Contentons-nous, dans un premier temps, d'observer comment se sont fondus les récits d'Exode. Que ce soit le vieux récit de Déborah sur la rivière du Qishon (Jg 5), le passage du Jourdain (Jos 3-4) ou le passage de la mer lors de la sortie d'Égypte (Ex 14), tous les récits ont une structure commune:
• Les tribus sont menacées par une population au mythe puissant symbolisé par l'eau qui le fonde (Baal et le Qishon, l'Égypte et la mer, Canaan et le Jourdain).
• Elles suscitent un héros porteur de l'identité commune (Déborah, Moïse, Josué).
• Ensemble, elles obtiennent la victoire sur les eaux (Qishon, Mer, Jourdain)
• Après la victoire, un cérémonial célèbre la reconnaissance (chant de Déborah, chant de Myriam, la Pâque).
Ainsi, l'épopée de Déborah, la sortie d'Égypte ou le passage du Jourdain se sont tellement bien harmonisés autour de la thématique commune qu'il est bien difficile de dire quelle est l'expérience qui a imposé son modèle littéraire aux deux autres, ou si le modèle n'est pas tout simplement un cadre tardif imposé à l'ensemble.
Tel est le constat littéraire. Le schéma suivant peut nous aider à lui trouver la configuration historique la plus crédible.

Quoi qu'il en soit des événements factuels qui ont été à l'origine du récit, il y a bien eu, que ce soit pour les autochtones ou les semi-nomades, passage d'un univers mythologique de type égyptien ou cananéen dans lequel Dieu se « convoque », à une conception semi-nomade du rapport à Dieu, dans laquelle tout se reçoit du Dieu des pères. Dieu pourvoyait à tout puisque l'on était encore en vie dans le milieu si hostile du désert. C'est Lui qui envoyait tous les jours l'étonnante provende de la manne (en hébreu: man hou, « qu'est-ce que c'est? », Ex 16). Le passage d'un monde à l'autre a été symbolisé par l'eau à passer et un code à recevoir de Dieu pour aiguiller la réponse qu'il convenait de donner à la délivrance accordée.
Il serait tout à fait plausible que la mise en place du récit soit l'œuvre d'Ézéchias ou de Josias. Ils inauguraient la fresque historique des rois en l'introduisant par le livre de Josué. Anticipant la réforme qu'ils mettaient en place, le passage du Jourdain décrivait déjà l'unité des douze tribus autour d'un seul sanctuaire (Jos 3-4). Les récits de l'Exode prenaient dans cette traversée du Jourdain une forme quasi liturgique. Les rédacteurs auraient ensuite projeté cette forme liturgique sur le passage du Qishon au moment de la redistribution du livret anti-Baal dans la fresque historique qu'ils développaient (cf. chapitre précédent). Dans la foulée, ils ont pu vouloir recentrer toutes les mémoires des exodes dans le grand miracle dont Jérusalem venait d'être le théâtre au temps de Sennachérib. Dieu y avait écrasé l'Égypte et sauvé, dans leur capitale Jérusalem, tous les anciens semi- nomades du Nord comme du Sud enfin regroupés sur leur terre. Ainsi seraient nés les récits de l'Exode.
Cette hypothèse est-elle la meilleure? Qui le dira avec certitude puisque les relectures ultérieures ont pu encore changer la forme littéraire des récits? Elle est simplement crédible et permet au chrétien de lire I'« Histoire Sainte » de la Bible avec la vraisemblance qu'apporte une prise en compte de l'archéologie. Il en résulte une lecture de la Bible attentive aux traces laissées sur la route qui mène à l'Incarnation du Verbe. Le pur littérateur préférera, avec raison, analyser le texte dans le cadre des littératures contemporaines de son édition dernière. Le lecteur juif ou musulman, qui ne partage pas le même intérêt pour les chemins qui mènent à l'Incarnation du Verbe, s'interdira de vouloir arbitrer, à l'aune de nos sciences historiques bien relatives, la vérité d'un texte donné en son mystère au Sinaï ou dans le Coran.
B. Et qu'en est-il des héros de l'Exode?
- Commençons par Joseph.
Conformément à notre méthode, voyons à quelle configuration historique le récit de « l'histoire sainte » semble le mieux convenir. L'histoire de Joseph devenu quasi pharaon (Gn 37 à 50) a pu être utilisée par le Nord à un moment où, pour faciliter une alliance avec l'Égypte, il était habile de rappeler le rôle tutélaire qu'y avait joué au XVe siècle un chef Hyksos, ancêtre des Cananéens. La tribu de Joseph étant située au Nord, en lien avec les tribus d'Ephraïm et de Manassé, on peut penser que c'est là qu'a pu être avancé cet argument diplomatique avant la chute de Samarie. Menacé par l'Assyrie, le Nord a recherché l'alliance avec l'Égypte; l'histoire de Joseph pouvait lui ouvrir les portes. Mal lui en a pris puisque l'Égypte a été écrasée et Samarie détruite en punition de cette mésalliance.
Voilà l'hypothèse. Est-elle fondée? Est-ce la seule configuration historique qui convienne au texte? La tribu de Joseph est connue de longue date dans le Nord, en lien avec Béthel (Am 5,6; 5,15) et sous Josias après le regroupement du Nord et du Sud (1 R 11,28; Dt 27,12). L'histoire de Joseph est aussi racontée dans le livre de la Genèse. Mais elle a connu une relecture éditoriale bien plus tardive. La partie sur les songes de Joseph correspond bien à l'époque de la domination des Ptolémée d'Égypte sur Israël après -330. La référence à un tel ancêtre de renom n'était pas négligeable pour les juifs vivant en Égypte.
Quoi qu'il en soit des relectures, l'utilisation de l'histoire de Joseph comme argument diplomatique, pour faciliter une alliance du Nord avec l'Égypte, peut néanmoins entrer comme « crédible » dans la fresque des « seuils de la foi » qui jalonnent l'histoire du Salut. C'est sans doute à ce titre qu'elle aura trouvé place dans la Bible, entre l'histoire des patriarches et celle de l'Exode.
- Moïse est le personnage principal de cet Exode.
Des « Moïse » ¡1 y a en beaucoup dans la littérature égyptienne. En témoigne la finale en Mosis (engendré par...) de plusieurs noms de pharaons. L'histoire biblique peut donc s'enraciner en Égypte, d'autant plus que nous avons signalé les incursions fréquentes qu'y font les Cananéens menacés de famine. Des « Apirou » (Hébreux?) sont mentionnés sous Thoutmos/s III au xve siècle. On les retrouve employés au halage des pierres pour la construction d'un temple (papyrus de Leyde) ou astreints aux corvées (Deir-el-Médineh). Les « plaies d'Égypte » - couleur de sang des eaux, grenouilles, moustiques, taons, sauterelles, ténèbres (Ex 7-11) - sont habituelles dans le paysage nilo- tique. Tout ce contexte est présent dans les mémoires ancestrales.
Mais l'histoire de Moïse trouve aussi en archéologie un autre enracinement. Il n'est plus seulement Égyptien mais Assyrien. En effet, la naissance de Moïse sauvé des eaux dans une corbeille a son parfait parallèle dans la naissance de Sargon d'Akkad (-2300), l'ancêtre de Sargon II qui signera la défaite de Samarie.
Voilà les constats de l'enquête archéologique. Encore faudrait-il savoir en quelles circonstances ces souvenirs ont pu être réveillés. En réponse à quel défi de l'histoire?
À quel moment et sous quelle influence Moïse est-il entré dans la littérature commune?
L'histoire de Moïse suit celle de Joseph. C'est même lui qui, revenant d'Égypte, est censé avoir rapatrié les ossements de Joseph en terre de Canaan (Ex 13,19). Quelle configuration conviendrait le mieux aux textes qui le mettent en scène ?
Le nom de Moïse est mentionné pour la première fois par les prophètes dans la bouche de Michée (Mi 6,4), contemporain du roi Ézéchias, après la chute de Samarie. Le père de ce dernier, Achaz, pour éviter de se laisser entraîner comme Samarie dans la coalition anti-assyrienne du Nord, a fait appel à l'Assyrie (cf. la carte « chute de Samarie » au chapitre précédent). Ainsi trahie, la coalition se trouve encerclée et tombe sous le joug assyrien, tandis que le Sud se retrouve aux côtés du vainqueur. Ne pourrait-on pas trouver dans ce contexte la raison pour laquelle le récit que fait la Bible de la naissance de Moïse est la copie conforme de la naissance du roi assyrien Sargon I, dont le successeur causera la ruine de Samarie? La montée en littérature de Moïse, à moins qu'elle ne soit plus tardive encore, a pu mémoriser un argument diplomatique du temps d'Achaz, avec le successeur de Sargon (2 R 16,7). Ainsi, au temps où Samarie met en avant l'histoire de Joseph pour faire alliance avec l'Égypte, le Sud, s'alliant à l'Assyrie, présente Moïse comme un émule du roi assyrien.
Après la chute de Samarie, le Sud voudra se libérer du joug assyrien et Ézéchias cherchera, lui aussi, l'alliance avec l'Égypte (Is 30,1-5). Cela pourrait également être le lieu d'émergence littéraire du personnage de Moïse. Dans le rassemblement qui s'opère alors entre les traditions du Nord et du Sud, on pourra réunir l'histoire de Joseph et celle de Moïse, en adaptant la naissance de Moïse à la nouvelle alliance avec l'Égypte: si l'enfant Moïse est, comme Sargon, sauvé « des eaux du fleuve » sur « une corbeille de roseau », le fleuve, dans le récit biblique, est devenu le Nil d'Égypte. De sorte que Moïse s'inscrit aussi dans la lignée des pharaons et du Nil divinisé. Plus que jamais il peut s'appeler Mosis (engendré par un dieu égyptien : le Nil).
L'histoire de Moïse pouvait donc, dans le Sud, servir indifféremment la politique pro-assyrienne ou, au contraire, les replis stratégiques vers l'Égypte. Son image littéraire fait de lui un personnage de synthèse tout à la fois fils de pharaon et donc pro-égyptien, mais en même temps émule de Sargon écrasant les Égyptiens. D'une tribu sacerdotale sans territoire spécifique (Ex 2,1; Jos 18,6), il pouvait être un ciment d'unité aussi bien dans le Nord que dans le Sud. Il devait rester planté au carrefour des grandes avenues de l'histoire biblique. Ce surplomb accordé à Moïse est mentionné pour la première fois par Michée, contemporain d'Isaïe. Or ce dernier, dans son récit de vocation (Is 6,1), voit YHWH, le Dieu de Moïse, trônant dans le Temple, supplantant le dieu assyrien qu'y avait placé Achaz. Comme Dieu Roi, YHWH devait avoir aussi un plan sur le monde et Moïse après Jérusalem, en deviendrait le socle.
Est-ce à dire que Moïse n'aurait d'autre existence historique que celle que lui aurait conférée la propagande politique ? Ce serait une grave erreur. Que l'aura de son nom ait été utilisée en politique ne contredit pas que cette aura lui soit venue d'une authentique vocation religieuse. Imaginons que l'on dise de Jean Paul II qu'il n'est que le résultat de la propagande antisoviétique et de la chute du mur de Berlin, on passerait pour un piètre historien. Il en va de même de Moïse. Que son souvenir ait été repris des mémoires ancestrales comme porte-drapeau d'Ézéchias, tour à tour allié des Assyriens puis des Égyptiens est une chose, et cela expliquerait que de son temps, sous la plume de Michée, le nom de Moïse apparaisse pour la première fois dans la Bible. Mais si son histoire a pu avoir un impact dans l'apologétique qui s'est servie de lui, c'est que son existence historique était crédible aux yeux des peuples qui en écoutaient le récit.
Il est un autre enracinement historique de Moïse, qui n'est plus lié ni à l'Assyrie ni à l'Égypte. C'est son lien avec les Madianites. Comme il arrive souvent dans la Bible, le héros est amené à aller chercher dans sa tribu d'origine une femme pour assurer la descendance. C'est ainsi que Jacob va en Paddan-Aram, chez son grand-père maternel, pour trouver une épouse dans la famille de Laban, frère de sa mère (Gn 28,2). Certes les listes généalogiques de la genèse (Gn 5 ; 10,2-6. 20-22.31s; 11) sont souvent postexiliques et d'origine sacerdotale. Il fallait en rentrant au pays resituer les familles dans le vaste horizon international ouvert pas la foi monothéiste et relier le Nord et le Sud par un lien ancestral. Mais la reprise généalogique d'après l'Exil ne suffit pas à rendre compte de ce que dit la bible de Jacob ou de Moïse: Moïse, comme Aaron, est issu de la tribu de Lévi, à laquelle la Bible n'attache pas de territoire particulier au moment de la « conquête » (Nb 35,1-8). Il va chercher son épouse non pas au Nord mais chez son beau-père Jéthro, prêtre de Madian (Ex 3,1). Madian est situé au Sud des terres d'Edom et de Moab. Cette origine est trop peu flatteuse pour avoir été inventée à des fins apologétiques.
Ce passé madianite de Moïse est repris par le rédacteur du livre des Nombres. Et il n'est pas flatteur ! Aaron, frère de Moïse et instigateur du veau d'or (Ex 32; Dt 9,7; 10,5), n'entrera pas dans la Terre promise. C'est son petit-fils Pinhas qui le remplace. Devant le Baal de Péor, il a transpercé le prostituant et sa partenaire madianite. Ce geste obtiendra pour le sacerdoce aaronide une alliance de paix éternelle (Nb 25). Moïse à son tour va mourir au mont Nébo sans entrer dans la Terre promise. Avant cela, Dieu lui demande d'exterminer les Madianites (Nb 31,1), patrie de son épouse. C'est Pinhas, petit-fils d'Aaron, qui mène le combat. Les rois de Madian sont écrasés, tous les mâles tués, de même que Balaam, le fils de Béor (Nb 31,6-8), auquel le roi de Moab avait fait appel pour maudire les tribus d'Israël dans leur pérégrination au désert (Nb 22). Les femmes également sont tuées pour avoir, sur les conseils de Balaam, été cause de ce que les enfants d'Israël se sont pervertis en reniant YHWH dans l'affaire de Péor (Nb 31,16).
Moïse, lié aux Madianites par sa femme, n'entre donc, pas plus que son frère, dans la Terre promise. Aaron est remplacé par Pinhas et Moïse par Josué, porteur de la réforme de Josias. Une histoire aussi peu apologétique n'a pu être inventée. Elle devait avoir un socle dans les « mémoires ». Elle trouve une configuration historique plausible dans le contexte de la guerre qui, en - 850, allie le Nord et le Sud contre Mesha roi de Moab (Stèle de Mesha), proche des madianites. Elle a pu servir de toile de fond à la refondation du royaume dans le Temple unique, après la chute de Samarie (-721), quand les réfugiés du Nord ont décuplé la population de Jérusalem. Ézéchias, comme Josias après lui, a trouvé dans les mémoires sur Moïse des arguments justifiant tout à la fois les rigueurs du Sud contre le Nord et la crédibilité d'une réforme qui tentait d'éliminer tout retour au Baal. Moïse - et les ambiguïtés de son personnage - en était un jalon essentiel. Sa gloire en faisait une référence tutélaire pour tous.
Le successeur d'Ézéchias, Manassé, reprendra l'alliance avec l'Assyrie. La double naissance de Moïse, à la fois tiré du Nil et né dans une corbeille comme Sargon, permettait de jouer sur les deux tableaux. Le récit de la vie de Moïse insisterait sur ses revirements. Alors qu'il a été élevé à la cour par la fille du pharaon, Moïse tue un Égyptien et se dresse contre le pharaon, son bienfaiteur, pour libérer son peuple et le mener dans la Terre promise. La victoire de Moïse sur l'armée de pharaon (Ex 14) correspond à la victoire de
Sennachérib sur l'Égypte juste avant son retrait devant Jérusalem. On sent bien que le vent a tourné !
Enfin, un peu plus tard, c'est Josias, un descendant d'Ézéchias et de Manassé qui, la paix revenue, donnera à Israël l'héritage de Moïse sous la forme d'une Alliance entre Dieu et son peuple autour d'un Temple unique. C'est de son temps que l'on a relu le poème de Michée (Mi 6,4). De son temps que la théologie de l'Exode reçut ses lettres de noblesse, sous le patronage d'un Moïse dont la figure ralliait les tendances pro-assyriennes au Nord et pro-égyptiennes au Sud. Moïse devint la référence du code législatif servant de ralliement à la réforme du temple que le nouveau roi mettait en oeuvre.
Voilà l'hypothèse. Est-elle crédible? Est-ce la seule configuration historique qui convienne aux textes de la Bible? On ne peut l'affirmer puisque la Bible a connu une relecture éditoriale bien plus tardive, après l'Exil à Babylone. L'important n'est d'ailleurs pas de reconstituer infailliblement l'histoire du texte ni l'histoire de l'événement qui l'inspire. Il suffit à la foi chrétienne d'harmoniser au mieux l'histoire réelle avec « l'Histoire Sainte », pour pouvoir les lire ensemble et en retirer l'expression de foi qu'elles ont en commun. Le chrétien manifestera ainsi son respect pour l'insertion dans l'histoire de Celui qui s'y incarnera.
L'hypothèse a cependant pour elle quelques arguments crédibles que nous parcourons:
On trouve des allusions aux « exodes » dus à la famine chez les prophètes Amos (4,6-11) et Osée (8,13) prêchant dans le Nord avant la chute de Samarie. On pourrait en déduire que l'Exode d'Égypte était déjà connu et bien véhiculé dans les mémoires. À moins, évidemment, que ces textes, tout comme celui de Michée citant Moïse (Mi 6,4), aient été écrits au moment du rassemblement des traditions du Nord et du Sud sous l'égide d'Ézéchias ou encore de Josias (Am 2,9-11) ! N'ont-ils pas été relus plus tardivement encore au temps de l'édition postexilique (Am 4,13; 5,8; 9,5 ; Mi 6,4) ? Il n'y aurait rien d'étonnant à ce que le noyau ait fait boule de neige.
Quoi qu'il en soit des « mémoires antérieures » de l'Exode - voire même de leur écriture dans les sanctuaires du Nord et sous Jéroboam II - les événements de la chute de Samarie en -721 et de la délivrance de Jérusalem en -701 avaient dû faire réfléchir. Dans les deux cas il y avait eu, in extremis, une alliance avec l'Égypte et dans les deux cas une défaite cuisante de l'allié égyptien. Mais la ressemblance s'arrêtait là. En effet, dans le Nord, avec la débâcle de l'Égypte, Samarie avait été défaite et avait vu sa population disséminée sur le territoire du vainqueur (2 R 17,24) et, finalement, réfugiée dans le Sud. Par contre, dans le Sud, sous le roi Ézéchias, la défaite de l'Égypte avait amené ce que l'on ne pouvait plus raisonnablement espérer et que l'on pouvait accueillir comme un miracle : alors que la forteresse de Laqish et les cités voisines avaient été massacrées jusque dans les environs de la capitale, Dieu avait sauvé Jérusalem et amené Sennachérib à se replier avec ses armées dans son pays.
La défaite de l'Égypte, aboutissant à la sauvegarde de Jérusalem, a dû marquer la réflexion théologique sur l'Exode. Il était clair que Jérusalem n'avait pas subi le même désastre que Samarie. Dieu avait manifesté ainsi sa préférence pour la cité de David; l'Égypte avait été défaite au profit de Jérusalem. Dieu avait « jeté à terre cheval et cavalier » (Ex 15,21)1 II fallait relire à la lumière de ce miracle éclatant tous les exodes du passé.
On est à l'époque de Josias. Ses prédécesseurs immédiats ont pactisé avec l'Assyrie. Mais une nouvelle fois le vent tourne.
Le Royaume de Juda, épargné, continuait néanmoins à payer un lourd tribut. Pourtant, avec la montée en puissance de Babylone, un espoir se fit jour. Babylone attaquait l'Assyrie. L'Égypte, tributaire de l'Assyrie, avait pour obligation de lui porter secours en cas d'attaque d'un ennemi (2 R 23,29). Le roi de Juda allait-il, lui aussi, s'allier à l'Assyrie et se joindre à l'armée du pharaon quand elle monterait vers le Nord? Un parti, puissant en Juda, le préconisait. Mais une autre stratégie a la faveur de Josias: elle consiste à barrer la route à l'Égypte pour garantir la défaite de l'Assyrie et s'assurer la reconnaissance de Babylone. Juda est divisé. Il n'est pas invraisemblable que pour ranimer la ferveur, Josias ait alors accentué les traditions d'exodes en exaltant la destruction de l'armée égyptienne par le Dieu de Moïse. S'il a « jeté à terre cheval et cavalier » au temps d'Ézéchias, il sera avec Josias pour barrer la route à l'Égypte ! Le choix, s'il contribuait à exalter la théologie de l'Exode, était risqué. L'avenir montrera la puissance du clan pro-égyptien : Josias, monté à l'attaque de l'Égypte, mourra de manière inexplicable devant Megiddo (2 R 23,30). A-t-il été trahi par les pro-égyptiens ? Quelques années plus tard, Jérémie sera emmené de force en Égypte par le même clan, après la chute de Jérusalem (2 R 25,25s).
Cf. Pour Moïse, ce condensé à la page 83 d'Entrer dans la foi avec la Bible :
Son nom apparaît pour la première fois dans le livre de Michée, un prophète du Royaume du sud, au VIIIe siècle. Dans les mémoires, Moïse est berger, semi-nomade.
Josias, au VIIe siècle, en fera un héros national. En effet, Moïse représente l'ancêtre qui peut aider à unifier le royaume, parce qu'étant de la tribu de Lévi, il n'a pas de terre à lui, il est itinérant au nord comme au sud. Législateur, il peut rassembler les lois et coutumes des deux royaumes.
Le fait qu'il porte un nom égyptien et que sa naissance soit racontée comme celle d'un roi assyrien, lui permet de faire l'unité entre différentes sensibilités du peuple. Avec Moïse, porteur d'une loi d'alliance propre à Israël, le peuple pourra faire face aux Égyptiens comme aux Assyriens.
Depuis, le personnage de Moïse est devenu l'emblème de l'Alliance entre Dieu et Israël. Porteur et défenseur de l'identité du peuple dans toutes les crises, il sera perçu, au retour d'Exil, comme celui à qui Dieu a dès l'origine confié le sacerdoce, le Temple et la Torah.