Introduction : une lecture respectueuse du silence de Dieu

Une lecture respectueuse du silence de Dieu Si l'on comprend bien, les chrétiens relisent toute la Bible dans le mystère de la personne de Jésus qui est, pour eux, l'alpha et l’oméga. Les juifs lisent, eux, la Torah comme mystère d'une Parole divine, elle aussi alpha et oméga, même si elle fut, au Sinaï, adressée à Israël et écrite pour lui. Et les musulmans lisent cette Parole éternelle dans le Coran. Trois lectures qui ont souvent divisé et qui divisent encore les croyants, bien qu'ils confessent un seul et même Dieu. C'est que Dieu ne se laisse pas enfermer ni mettre dans nos tiroirs. La tentation vient alors de se taire devant le mystère puisqu'il nous dépasse infiniment. On s'interdirait de dire quelque chose de Dieu pour ne pas le réduire à nous- mêmes ou pour ne pas offenser celui qui, à côté de nous, lit le mystère autrement. Hélas, le silence sur Dieu aboutirait bien vite à anéantir toute espérance ou à la réduire à la tyrannie du désir sans qu'aucune visée supérieure ne vienne réguler la surenchère à la jouissance qu'il engendre et la violence qui en résulte. L'athéisme moderne a fait bien plus de victimes en un siècle que toutes les guerres de religion. S'il ne peut être question de se taire, il faudrait un silence d'une autre qualité que celle du vide ! Le silence contemplatif des saints qui seul ouvre le cœur assez large pour entendre le même Verbe de Dieu et nourrir les énergies qui construisent la paix. Ce serait certainement la voie, mais on en est encore loin ! On continue à se déchirer au nom de Dieu ! Et chacun invoque, pour imposer son identité, la révélation de son Dieu, dont il évoque l'histoire, sans se rendre compte qu'il y a insufflé sa propre conception de l'histoire. C'est que l'homme ne peut se passer de l'Histoire. Il en a besoin pour savoir d'où il vient et où il va. L'Histoire est la trame du destin de l'homme. Il scrute l'archéologie et la préhistoire pour en connaître les fondations. Il scrute aussi la Bible et les sagesses du monde. Comment pourrait-il dépasser sa finitude mortelle si son histoire lui échappait totalement? Devrait-il renoncer à scruter cette histoire avec la modestie de celui qui s'abandonne au hasard? Pour le chrétien, Dieu a pris le risque de s'incarner dans l'Histoire. C'est cette brèche qui lui en donne le sens. C'est en elle que le chrétien fait de l'histoire, pour en comprendre le sens, tel qu'il lui est donné par l'irruption du divin dans son humanité.
Une lecture d'historien est-elle encore possible ? Il ne reste guère qu'une issue à celui qui veut bien que la Bible ne soit pas tombée du ciel mais ait connu elle aussi une histoire: faire l'histoire des « seuils » que la foi a franchis dans la Bible et qui ont abouti aux différentes manières de penser l'histoire dans les communautés qui se réfèrent à elle. Ou, pour le dire autrement, tenter de déchiffrer derrière les lectures communautaires, l'histoire de la foi qu'ils ont héritée de la Bible et qui les a différenciées. Un premier pas dans cette direction consistera à tenter de déchiffrer, derrière I'« Histoire Sainte » traditionnelle qui organise l'ultime rédaction biblique, l'histoire de la foi qui, étape par étape, a amené les rédacteurs à rédiger de cette manière leurs archives et leurs mémoires. C'est un travail d'adultes exigé par nos contemporains qui ne peuvent plus tolérer qu'on leur raconte en images d'Épinal la surface d'un texte dont il est de plus en plus clair qu'elle est une expression tardive de la foi. Il faut faire l'effort pour retrouver, de manière approximative mais crédible, les racines qui ont engendré l'ultime ramure de l'arbre. Des branches apparaissent, des « seuils » sont discernables, comme entre le judaïsme et Jésus ou entre Jésus et l'Église, qui ne sont pas réductibles à nos logiques et stratégies humaines mais sont perçues par les croyants comme un don de Dieu. Notre objectif sera donc de retracer les principaux « seuils de foi » repérables dans la Bible. L'entreprise a-t-elle un sens? Sans doute n'intéressera-t-elle que les chrétiens soucieux de baliser le chemin vers Jésus ! Mais les historiens curieux de ce qui a fait l'homme, ne peuvent pas non plus ignorer ce dynamisme de la foi qui a fait l'histoire de toute une civilisation et intéresse encore la moitié de l'humanité. Reste à voir si l'entreprise est possible: les écrivains de la Bible ne faisaient pas un cours d'histoire ! Ils ont lu et relu leur passé, de génération en génération, comme on complète un album de famille. Nous tournerons après eux les pages de cet album. Au dos d'une photo, quelques mots à l'encre pâlie par le temps, quelques traits sur un visage, le chapeau d'une époque, nous permettrons de risquer une date. Et la page évoquera, dans la mémoire des anciens, la génération qui l'a produite. Une histoire, un esprit de famille, devraient alors se dessiner. Ils permettront de comprendre, comme de l'intérieur et page après page, la longue saga des générations oubliées qui pourtant nous ont portés. Ainsi, tenterons-nous de replacer les expressions de la foi biblique dans leur configuration historique la plus plausible, au risque de confondre entre l'aïeul et le bisaïeul ! Peu importent les erreurs, si une histoire et un esprit de famille en résultent qui permettent de mieux habiter notre terre. Et c'est alors qu'un miracle Inattendu se produit: habituellement, les choses sérieuses de la famille se discutent entre adultes et les parents en éloignent gentiment les enfants, leur en réservant une version fleurie à leur portée, une « histoire sainte pour enfants ». Or, quand on ouvre l'album de famille, toute la famille regarde, les adultes comme les enfants. Et les enfants qui ne savent pas ce que c'est que l'histoire, écoutent les grands discourir et philosopher à loisir sur ce qui a fait la trame de leur histoire. Eux se contentent de regarder sur les genoux du grand père qui raconte et petit à petit l'esprit de famille naît en eux. Des noms s'inscrivent qu'ils n'oublieront pas, quelques tombes les laissent deviner un au-delà de la famille de la terre, dans un monde où les adultes semblent avoir accès avec la clef du souvenir. Et ces instants de mémoire les fondent dans un passé dont ils ignorent tout et leur donne l'espérance d'un a-venir, puisqu'au-delà de la tombe il y a encore des vivants pour rappeler le rouet de l'ancêtre qui a filé brins à brins le lien de l'amour dont toute la famille a hérité. Il en va souvent ainsi à la lecture de la Bible quand toute la famille l'écoute à l'unisson dans la liturgie ou la prière. C'est là que grandit l'Amour de Dieu. Cette appropriation de la mémoire peut-elle être menée sans la foi ? Ou pour reprendre l'image de l'album, sans faire partie de la famille? À vrai dire la foi ne se commande pas plus que l'esprit de famille! Ils n'entrent, ni l'une ni l'autre, dans la panoplie requise et contrôlable exigée pour mener l'enquête. Il en va de la foi comme de l'amour. On peut lire un poème d'amour sans avoir jamais été amoureux... en disséquant les strophes comme on le ferait d'un cadavre... avec toute l'objectivité requise. Mais celui qui a aimé y lira autre chose. Lui seul touchera un peu du vivant qui s'exprime. On n'entre pas dans un esprit de famille par effraction. On y entre bien mieux avec, au bras, la fiancée que l'on courtise. Ainsi en va-t-il de la foi dans la recherche en exégèse. C'est la foi qui s'exprime dans la vie des peuples et de leurs prophètes. Comme telle, la foi est aussi - de manière originale certes - objet de l'enquête historique, et nous en suivrons la trace dans la Bible. Cette aventure de la foi, nous tenterons de la retrouver dans l'ensemble du recueil biblique. Après I'« Histoire Sainte » inscrite dans I'« Ancien Testament », nous prolongerons la démarche jusqu'au « Nouveau Testament ». Puisque Jésus n'a rien écrit, nous serons attentifs à l'histoire de la foi perceptible à travers les « mémoires des Apôtres », du nom que l'on donnait, avant le IIe siècle aux Évangiles. Ces « mémoires » traduisent, avec les nuances apportées par chaque communauté, l'histoire de Jésus au terme de l'Ancien Testament dont il était, pour les chrétiens, le point focal et le cœur. Ces « mémoires » sont devenues les Évangiles que nous connaissons. Pour les chrétiens, la Bible trouve avec eux, en même temps que sa spécificité, son achèvement définitif. Nous voilà donc amenés à retrouver l'histoire de la foi derrière la mise en forme d'une « Histoire Sainte » interprétée différemment dans les différentes confessions qui lisent la Bible.