Ch02 §5 Quelques dominantes éthiques des religions

On classe souvent les religions - d'après le type de divinité qu'elles honorent - en religions naturelles, religions de sagesse, religions prophétiques. Mais toutes les religions n'ont-elles pas une certaine vision sacralisée de la nature, des sages, et le sentiment que, si ce qui les fait vivre ne venait pas de Dieu par un prophète, ce ne serait plus qu'une idéologie humaine aussi éphémère que son auteur? Et puis, peut-on classer les religions par le type de divinités qu'elles honorent, à moins d'être en mesure d'arbitrer la valeur des dieux dans le vaste panorama qu'elles nous en offrent? Il devrait être plus raisonnable de classer les religions par le type d'attitudes qu'elles mettent en oeuvre dans leur approche de la divinité. Ce n'est pourtant pas si aisé. Car, si l'on admet que l'homme est fondamentalement tourné vers un au-delà, on risque de retrouver des attitudes analogues d'une religion à l'autre. Pourtant il y a des variantes ou des accents mis différemment sur l'une ou l'autre attitude. On y discerne des dominantes qui traduisent des types de foi différents. Avec un jeu de mots facile à mémoriser, autour du mot « vocation », on parlera de religions à dominante de « con-vocation » (captation magique); à dominante d'« in-vocation » (dépouillement de l'ego); à dominante d'« é-vocation » (mémoire de l'intervention du Dieu).
Dominante éthique de convocation

Le fidèle perçoit la cohérence de son univers et cherche à la maîtriser (cf. la récurrence des cycles, p. 19). Mais il y décèle aussi des failles (les « ratés du schéma » ci-dessus). Il interprète ces failles comme dues à l'éloignement des dieux dans leur « espace mythique ». Pour y remédier, l'homme convoque les pouvoirs des dieux à partir des traces qu'en partant, ils ont laissées dans le monde. Le fidèle a appris, lors de son initiation à l'âge pubère, à reconnaître les rites magiques qui conviennent pour se concilier les dieux. Il les pratique avec l'aide de sorciers ou de chamanes. Aujourd'hui encore, par exemple, chez les aborigènes australiens, les dieux sont dits avoir laissé, en partant, une pierre noire qu'il suffira de repeindre pour avoir des enfants. Ces derniers sont, de ce fait, reliés aux dieux dès leur naissance.
Dominante éthique d'invocation

Nous prenons « invocation » comme repère mnémotechnique, en opposition à l'attitude de « convocation ». Sa note dominante est le « dépouillement de l'ego ». Le fidèle renonce à accaparer le divin et ne veut plus le nommer. La seule chose qui soit en son pouvoir consiste à faire abstraction de tout désir et donc de toute souffrance liée à sa frustration. Cette désappropriation conduira à l'illumination et au nirvana. Mais ceux-ci ne sont pas atteignables au commun des mortels, en une vie. C'est pourquoi il faudra de multiples réincarnations. C'est un des lieux communs des religions d'Orient comme du bouddhisme.
Dominante éthique d'évocation

Les religions qui mettent en œuvre cette dominante éthique « d'évocation » s'appellent aussi religions « à prophétisme historique ». Elles rappellent le souvenir d'un événement historique de salut, attribué à Dieu et raconté par un prophète parlant au nom de Dieu. De ces religions, on connaît, par ordre d'apparition dans le temps: le judaïsme, le christianisme et l'islam.
Toutes les trois ont cette dominante de « mémoire », même si elles n'ont pas la même façon de se rappeler l'événement fondateur. Un élément tiers fait le lien entre Dieu qui se révèle et le peuple qui se souvient. De sorte que Dieu et l'Homme, par définition inconciliables, peuvent se rencontrer en un « troisième lieu ». Là, chacun des deux partenaires (Dieu et l'homme) abandonne son autonomie pour se donner à l'autre en lui empruntant les mots de son offrande. Il en résulte une communion autour d'un tiers exprimé qui n'est plus le bien propre ni de l'un ni de l'autre, mais le lieu de leur mutuelle oblation. Il s'appelle, selon chacune de ces trois religions, la Torah, le Verbe incarné ou le Coran.