Seuil 02-séquence-25 Judaïsme:paradoxes

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"Le blanc et le noir rendent également compte inséparablement, du mystère de Dieu."

 

Cette séquence présente les différentes facettes du judaïsme : théologies de résurrection, apocalyptique, sacerdotales... Tout cela est donné dès la création du monde, recouvert par le Mémorial.

Médite, creuse, interroge

 

Exégèse

 

« ...Une ère de paix de près d’un siècle... »

Contexte historique :

En Judée

Après la révolte des Maccabées, le peuple juif cesse d’être en conflit avec les puissances étran­gères jusqu’à la conquête de la Palestine par Rome (63 av. JC). C’est le sommet du nationalisme juif. Le royaume est immense grâce, en particulier, aux conquêtes de Simon et de Jean Hyrcan : Samarie, Idumée, Transjordanie, Syrie...

Les pouvoirs temporel et religieux sont cumulés par le grand prêtre (dynastie asmonéenneDynastie asmonéenne, de même lignée que les Maccabéens, ce sont les futurs Sadducéens.). Les ambitions politiques succèdent au zèle initial : rivalités pour le pouvoir, compromissions, enrichis­sement... et entraînent des scissions.

Les AssidéensCe sont les futurs Pharisiens, du moins, en partie. reprochent aux Asmonéens le cumul des pouvoirs royal et sacerdotal, la théocratie des prêtres.

Vers -150, des prêtres, indignés par le sacerdoce illégitime et impie, partent au désert, pour retrouver la pureté du sacerdoce. Ils fondent ou rejoignent la communauté de Qumran.

Entre -76 et -67, avec Alexandra veuve d’Alexandre Jannée, l’influence pharisienne fut reconnue et nombre de scribes entrèrent dans la gerousia,  conseil religieux assistant le gouverneur, puis le grand prêtre.

Après -63, il prendra le nom de SanhédrinCf. CE 55, p. 51-52 : “Aux origines du Sanhédrin" ; d’où la situation de compromis entre l’aristocratie et l’interprétation pharisienne de la Loi.

Diaspora : deux types

Alexandrie, Ephèse, Athènes, Rome... On y parle grec (Bassin méditerranéen).
Babylone, Ninive... On y parle l’araméen et un peu le grec (Mésopotamie).

Certains Juifs sont marqués par les courants philosophiques (Philon d’Alexandrie...). Cependant, ils gardent leur spécificité et leur attachement à la Torah qu’ils situent au-delà de la sagesse grecque.

 

Théo/Philo

 

« ... D’aucuns diront.. »

Deux grands courants divergents :

Pour les différents groupes juifs au temps de Jésus, on peut aussi se reporter à la séquence suivante "Héritage, rites" et à la séquence finale où les divergences théologiques sont soulignées.

Plusieurs courants religieux sont nés de l’Exil. Les enseignements des prophètes ont pu diverger à partir des mêmes événements : à la même époque, Ézéchiel prônait la responsabilité indivi­duelle tandis que le courant deutéronomiste restait dans la perspective d’un péché se reportant d'une génération sur l’autre. Chaque prophète a une couleur et un message propres. De même, certains juifs s’helléniseront alors que d’autres resteront attachés à la tradition des Pères et à une pratique rigoureuse de la Torah. Ainsi plusieurs courants se creusent et s’entremêlent-ils.

Le courant deutéronomiste accorde une grande importance à la relecture mémoriale de l’histoire avec comme clé d’interprétation le péché accumulé de génération en génération. Ce courant deviendra peu à peu monothéiste en fusionnant avec le courant sacerdotal.

Le courant sacerdotal, né en Exil, se centre sur le culte, le Temple, la liturgie, l’obéissance à la Torah. L’intégrité du peuple passe par la séparation d’avec les païens : mono­théisme de ghetto. « Dieu est grand, Dieu est loin, il n’est pas réductible à nos mots de la terre. Nous ne serons jamais que de simples créatures. »

Le courant isaïen, également né en Exil, affirme avec vigueur l’unicité de Dieu, sa toute puissan­ce d’amour créatrice et recréatrice, qui peut transfigurer toute réalité. Ce courant universaliste attend que toutes les nations viennent adorer l’unique Dieu en Sion. « Dieu est grand, Dieu est bon et ma vie et mes actes prennent, dans son regard, un poids d’éternité. Il fait de nous ses fils. » Il s’appuie d’abord sur la Torah sans dénier le rôle du Temple. De nombreux pharisiens s’y référeront.

Le courant apocalyptiqueCf. Séq. Retour, éveil de l’apocalyptique, Enjeu théologique : « Éveil de l’apocalyptique ». naît au retour d’Exil. Face à l’écart entre les attentes et la réalité, déçu des compromis de la classe sacerdotale, il attend que Dieu vienne lui-même sauver son peuple d’un monde de ténèbres (3ème Isaïe). Il prend ses racines dans le courant isaïen, mais aussi chez Ezéchiel. Il est composé de juifs pieux et zélés mais aussi de prêtres déçus par le sacerdoce de Jérusalem dont certains rejoindront Qumran.

De là vont se dessiner deux colorations différentes du même judaïsme. L’une, "officielle"Pour ce courant, les Prophètes n'ont pas pour fonction d’innover mais seulement de restaurer le contenu du message sinaïtique. "La Torah n'est pas dans le ciel" et "Aucun prophète n'est autorisé à innover en rien à partir de maintenant", c'est-à-dire après la promulgation sinaïtique de la Torah. Il n'est donc plus question d'invoquer le ciel pour des questions qui demeureraient problématiques. Même si des éléments de la tradition ont été perdus, les Sages doivent pouvoir les retrouver par la dialectique : "Les paroles des anciens sont plus chéries que les paroles des prophètes" (TP Avodah zarah, par.2, hal.8, 41c fin). ou "normative", et l’autre "apocalyptique". Bien sûr, en chacune d’elles, vivent et s’entrecroisent de multiples variantes et les différents groupes religieux juifs de l’époque manifestent d’ailleurs un bouillonnement religieux d’une grande complexité (Cf. Séq. Héritage-rites et Les attentes).

Pour tous, sans exception, la Torah est essentielle à Israël. Cependant, tous ne l’appréhendent pas de la même manière, (Cf. Séq. Les attentes).

La Bible elle-même porte la trace de ces contradictions :

  • dans le Ps 51(50), v. 18-19 : Dieu n’a pas besoin de sacrifice dans le Temple ;
  • v. 21 : alors tu te plairas aux justes sacrifices...

Autre exemple : la relativisation du Temple :

  • Is 66,1-3 : Ainsi parle Yahvé : le ciel est mon trône, et la terre l'escabeau de mes pieds. Quelle maison pourriez-vous me bâtir, et quel pourrait être le lieu de mon repos ? quand tout cela, c'est ma main qui l'a fait, quand tout cela est à moi, oracle de Yahvé
  • Alors que, pour le courant sacerdotal, le Temple est incontournable (1 Ch attribue à David et Salomon l’érection du Temple dans toute sa splendeur : 2 Ch 1-6,2Voir aussi 6,18-20. A l’objection : Dieu ne peut pas habiter un Temple fait de mains d’homme, il est dit que c’est le "Nom" du Seigneur qui y réside..)
Parle

 

  Exégèse  

 

«Accueillir en son cœur la tradition des Pères... »

Les textes : Le livre de la Sagesse et les écrits intertestamentaires sont traités à la séquence suivante.

La "Torah"

Torah veut dire "direction" et "enseignement". Le terme désigne couramment le Pentateuque, mais aussi l’ensemble des livres de la Bible hébraïque Neviim = prophètes et Ketouvim = autres écrits (canon fixé au 2eme siècle ap. JC). "Torah" [1] peut également désigner un verset de la Torah, mais aussi l’ensemble de ce qui a été révélé à Moïse : Écrits et Tradition = "Torah écrite" et "Torah orale" (Cf. ci-dessous).

Targum : traductions paraphrasées, liturgiques en araméen de la Torah écrite.

Mishna : résumé en six livres de la Torah orale ancienne. Elle sera complétée par la Tosephta [1] et commentée par le Talmud [2]. Editée oralement à la fin du 1er s. et mise par écrit aux 4 et 5ème s.

Gemara : commentaires de la Mishna, mis par écrit du 3 au 5ème s.

Midrash : commentaires du Pentateuque concernant la pratique (halakha) ou les questions de foi (aggadah), méthode d’interprétation utilisée par les rabbins.

Annexe 25.3 Schéma simplifié, réalisé à partir du CE 14, p. 10.

 

Torah écrite et orale pour le courant " officiel" à l’époque de Jésus [3]

Après la chute du Temple (+70), le judaïsme se recentrera sur la Torah ; celle-ci se développera à l’infini grâce à la Torah orale. Mais si cette dernière a pris une telle place, c’est que, dès avant la destruction du Temple, elle était perçue tout aussi donnée à Moïse que la Torah écrite.

  • La Torah orale englobe la Torah écrite. Elle précède l’Écriture et lui est préférable, elle peut la contourner, la supplanter et la "déraciner". Elle transmet la Torah écrite, l’interprète et l’accom­plit. Toutes les applications particulières de la Torah écrite supposent la Torah orale [4].
  • La Torah est complète et immuable : « Tout ce qu'un disciple âgé dira devant son Maître, tout a été dit à Moïse sur le Sinaï. Comme il est dit : Y a-t-il une parole dont on puisse dire : c'est nouveau ? (Qo 1,10) » L'ensemble de ce qui est transmis, écrit et oral, a été reçu au Sinaï. Les contradictions des Écritures et des interprétations sont les facettes dialectiques d’une même vérité éternelle donnée à Moïse : « Ceci et cela sont paroles du Dieu vivant. » [5] Les voix célestes ("bat qol") et les prophètes ne peuvent rien apporter de neuf en ce qui concerne la halakha.
  • La Torah orale manifeste l’unité et le caractère divin de la Torah qui est préexistante à la fondation du monde et fondement sur lequel repose le monde (Cf. Si 24,23).
  • La lecture de la Torah met en présence de Dieu : Deux hommes qui sont assis et ont entre eux des paroles de Torah, la Shekhinah est au milieu d'eux (Cf. Pirqé Avot 3,2). Lorsqu’on fait le "collier" avec le Pentateuque, les prophètes et les hagiographes, le Sinaï se renouvelle [6].

 

Torah écrite et orale dans le courant apocalyptique à l’époque de Jésus.

La Torah, écrite et orale, existe bien pour le courant apocalyptique. Mais, à cause du péché d’Israël, elle est opaque, "voilée", "scellée dans le ciel. Une nouvelle révélation, apocalypse, est nécessaire, elle sera authentifiée grâce à un prophète et par des voix célestes (Bat qol), des miracles... L’accueil de cette nouvelle Torah requiert la foi : être ouvert à ce que Dieu puisse ré­ouvrir le ciel, faire du neuf. Elle n’est pas soumise aux interprètes officiels de la Torah.

  • Et toi, Moïse, mets ces mots par écrit, car c'est ainsi qu'il est écrit. Et on les a placés sur les tables célestes en témoignage pour les générations éternelles. (Livre des Jubilés 23, 32)

[1] Traditions populaires non retenues dans la Mishna.

[2] 4ème siècle : Jérusalem ; 5ème siècle : Babylone.

[3] Majoritaire à l’époque de Jésus, cf. séquence précédente et annexe sur les deux courants.

[4] Cf. CES n° 73, p. 8 à 22.

[5] CES n°73 : P. LENHARDT et M. COLLIN, La Torah orale des pharisiens, Paris, Cerf 1990.

[6] L’Evangile l’appliquera à Jésus : Que deux ou trois soient réunis en mon nom, je suis là au milieu d'eux. (Mt 18,20)

[1]  Un peu comme le terme Evangile revêt plusieurs significations pour le chrétien : un des quatre évangiles, les quatre Evangiles, le Nouveau Testament, la Bonne Nouvelle annoncée par Jésus, mais aussi un aspect de cette Bonne Nouvelle vécue aujourd’hui par telle personne : untel, il vit l’Evangile !

 

  Théo/Philo  

 

«La théologie était morte ou n’était plus à notre portée. »

Comment parler de Dieu ? : Le judaïsme supporte les contradictions et les divergences théologiques. Elles sont même nécessaires, car signes du mystère de Dieu qui dépasse toute révélation qu’il fait de lui. Dieu ne peut être enfermé dans une conception, dans une expérience, même s’il y a quelques dogmes. Ainsi, il existe vingt-et-une manières d’envisager ce qui vient après la vie terrestre (divers types de résurrection, y compris réincarnation, etc.).

Le christianisme, lui non plus, ne peut enfermer Dieu dans une conception, une expérience, des dogmes ou des sacrements ; et la pluralité des expressions de foi manifeste que Dieu est un mystère qui toujours nous dépasse.

Cependant, à la différence du judaïsme, l’unité de la confession de foi est incontournable. Dieu, en s’incarnant, révèle le sens ultime de la Parole, et la Parole a pris chair en Jésus de Nazareth (Jn 1,14). L'unité s’exprime dans la confession de foi ; pour reprendre le même exemple : la foi en la résurrection du Christ, fondement de la foi chrétienne, amène à refuser les formes incompa­tibles comme la réincarnation.

Cela n’empêche pas l’existence de diverses sensibilités théologiques : théologies "apophatiques" :  on ne peut rien dire sur Dieu, toute parole sur lui est une trahison,  ou "négatives" : (Dieu n’est pas ceci ou cela...,  ou théologies "spéculatives" : le donné révélé est pensé en harmonie avec les philosophies environnantes, ou "positives" :  Écritures et Pères de l’Église expriment la Révélation.

En fait, c’est Dieu lui-même qui se révèle :

  • Il a plu à Dieu dans sa sagesse et sa bonté de se révéler en personne et de faire connaître le mystère de sa volonté (Cf. Ep 1,9) grâce auquel les hommes, par le Christ, le Verbe fait chair, accèdent dans l'Esprit-Saint, auprès du Père et sont rendus participants de la nature divine (cf. Ep 2,18 ; 2 P 1,4). Concile Vatican II, Dei Verbum n°2

Pour le judaïsme officiel, Dieu ne s’incarne pas dans la Torah et Dieu reste inconnaissable ; pour l’islam, le Coran est la paroleCependant judaïsme et islam ont en leur sein des courants mystiques (juifs messianiques, soufis...) qui sortent de la officielle. incarnée de Dieu.

L’ajustement à Dieu et l’unité du peuple vont donc se jouer, pour le judaïsme, dans l’orthopraxie : ce que l’on doit faire,  et non l’orthodoxie : ce que l’on doit croire. Les trois lieux essentiels de la pratique sont la Torah, le Temple, les œuvres de charitéAu temps de Jésus, les rabbins disent que Dieu a créé le monde sur trois piliers : le Temple, la Torah et la miséricorde (avodah). Tous trois sont préexistants au monde..

Gam 2ème seuil / 204

Contemple

 

seq-2-25-dia Judaïsme: paradoxes, © Mess'AJE

 

À la foi des martyrs succéderait une ère de paix de près d'un siècle durant laquelle Israël creuserait sa piété en essayant de vivre. Comment parler à Dieu ? D'aucuns diront : Dieu est grand, Dieu est bon et ma vie et mes actes prennent dans son regard, un poids d'éternité. Il fait de nous ses fils. Mais dans le même temps, d'autres pourront aussi bien dire : Dieu est grand, Dieu est loin, Il n'est pas réductible à nos mots de la terre, nous ne serons jamais que de simples créatures. On en était réduit à tout garder ensemble, sans rien abandonner d'un trop lourd héritage. La théologie était morte ou n'était plus à notre portée. Il fallait accepter que le blanc et le noir rendent également compte, inséparablement, du mystère de Dieu. Et puis, que valaient les idées, du moment qu'à les vivre, un peuple pût garder l'Alliance avec Dieu ! C'était là l'essentiel, accueillir en son coeur, la tradition des Pères qui avait fait le Peuple et garder l'unité. À l'écoute des sages, on resterait fidèle en toutes nos actions. Le Peuple serait "un" comme Dieu était "Un".