Seuil 02-séquence-23 Torah et Sagesse

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"Mais comment concilier la sagesse des Grecs
avec la Torah de Moïse et le Temple de Dieu
?
"

 

À l'époque d'Esdras, la Torah, le Temple, le Mémorial juif ont pris des dimensions internationales. À l'époque d'Alexandre, c'est le monde grec qui est présenté comme international, et sa sagesse comme universelle. Deux mondes se rencontrent.

Derrière la sagesse grecque et derrière la Torah d'Israël, c'est le même Dieu, l'Unique.

On peut accepter de traduire les textes de Torah en grec. On peut introduire dans la Torah la langue grecque et même la langue araméenne.

Médite, creuse, interroge

 

  Exégèse  

 

« ...Par la victoire d’Alexandre, les Perses allaient être écrasés. »

La conquête d’Alexandre : L’expansion grecque vers l’Est avait été économique et artistique avant d’être politique. Les campagnes d’Alexandre allaient accélérer de manière spectaculaire le rythme de !’hellénisation. Philippe II de Macédoine se préparait à tirer avantage de l’affaiblissement de l’empire perse lorsqu’il fut assassiné.

  • 334 : son fils Alexandre traverse les Dardanelles.
  • 333 : Victoire d'Alexandre contre Darius III à Issos,
  • 331 : Alexandre entre à Babylone et prend le contrôle des centres administratifs de la Perse (Babylone, Suse et Persépolis). Il conquiert un immense empire, jusqu’à l’Inde.
  • 323 : Il meurt à l’âge de 33 ans. À sa mort, ses généraux, les Diadoques, se font la guerre pour se répartir son empire.
    • Antigone (Asie Mineure),
    • Ptolémée (Égypte : dynastie des Lagides),
    • Séleucus (Syrie et Babylone : dynastie des Séleucides).

La culture hellénistique : L’expansion fulgurante de l’hellénisme s’explique par le respect des cultes et des croyances des pays qu’Alexandre conquiert. En même temps, il y apporte sa mythologie et surtout la pensée des grands philosophes. Avec Socrate (470-399), la philosophie va séduire l’Orient en voie d’hellénisation. En Égypte, à Alexandrie, une bibliothèque gigantesque est construite avec le projet de rassembler tout le savoir de l’époque (philosophique, religieux, scientifique, etc.). C’est là que les Juifs commencent à écrire en grec et se mettent à traduire la Torah, appelée "Septante"[1] : désir de construire un monde unifié par une culture et une sagesse universelles. Mais la culture grecque représente un grand danger pour le judaïsme : gymnases, bains, théâ­tres, spéculations philosophiques, temples grecs... fascinent de nombreux Juifs. Que devenait alors l’Alliance avec Yahvé ? L’histoire du salut face à ce nouveau monde ne s’en trouvait-elle pas relativisée, voire anéantie.

Le peuple juif : La diaspora depuis l'exil à Babylone s’est largement étendue en Mésopotamie, en Judée et en Egypte et concerne la majorité des juifs. Loin du Temple, ils manifestent souvent une ouverture aux cultures et religions diverses, toutes colorées par l’hellénisme. En Judée, bénéficiant probablement d’une certaine autonomie sous la domination lagide, les juifs paient sans doute des impôts à l’administration occupante. Avec la chute de l’empire perse, les prêtres de Jérusalem, liés au pouvoir politique, voient la fin de leur monopole. Les Samaritains se séparent de Juda et reconstruisent un temple au mont Garizim près de Sichem. De l’œuvre de réunification d’Esdras, ils ne gardent comme livre inspiré que le Pentateuque. Ils seront considérés comme idolâtres et impurs par les Juifs.

[1]  Sous Ptolémée II (283-246), Cf. Lettre d’Aristée. "Traduire, c’est trahir" ; d’où la légende, soixante-dix sages d’Israël auraient abouti au même texte : souci d’affirmer que cette traduction était bien inspirée par l’Esprit de Dieu !

 

  Théo/Philo  

 

Mais comment concilier la sagesse des grecs avec la Torah de Moïse ?»

Torah ou sagesse ? Si la Bible a su intégrer les sagesses anciennes (Cf. Pr 10-31) comme venant de Dieu, l’hellé­nisme avec sa culture prégnante et sa sagesse suprême interroge plus profondément le judaïsme dans sa foi au Dieu Unique et Créateur révélé dans l’histoire.

En effet, ou bien la Torah donnée par YHWH devenait un élément accessoire et archaïque lié à un peuple particulier, tout au plus, un élément de sagesse parmi d’autres ; ou bien, c’était YHWH qui était l’auteur et le créateur de cette Sagesse principe et ordre du monde. Reconnaître cela supposait un nouvel approfondissement de l’Alliance.

La foi au Dieu unique confrontée aux sagesses environnantes :

Des éléments de sagesse populaire sont mis dans la bouche de Salomon : ainsi, cette sagesse est intégrée dans l’histoire du salut et fait partie de la révélation.

Après l’Exil, la sagesse prend une autre dimension : elle est à la fois personnifiée, préexistante, et créée par Dieu (Pr 1-9). En effet, si Dieu est unique, s’il est l’auteur du salut dans l’histoire, alors toutes les sagesses qui président à l’éducation des peuples et à la prudence politique des rois, ont leur origine dans ce Dieu créateur. Les sagesses du monde viennent des hommes mais sont le reflet d’une sagesse supérieure venant de Dieu. Tel est le modernisme exprimé dans le prologue des Proverbes.

Gam 2ème seuil / 183

Un pluralisme en temps de paix

Cette période d'échange intellectuel fructueux en Égypte n'allait pas durer. Antiochus III de Syrie veut étendre le pou­voir des Séleucides, au détriment de celui des Lagides. Il est victorieux avec le concours des juifs à Panion, en -200. Ceci leur vaudra les faveurs du vainqueur. Dans le Livre de Jonas, on rêve alors d'une conversion de Ninive, capitale des Séleucides, au judaïsme. Devant la philosophie grecque, qui fait remonter le monde jusqu'à son origine spirituelle en Dieu (le Logos âme du monde stoïcien ou les « idées incorporelles » de Platon), les juifs auront le souci de mon­trer que la Sagesse en Dieu n'est autre que la Torah d'Alliance qui a eu son expression parfaite dans la Torah révélée au Sinaï. Création de Dieu, la Torah était mystérieu­sement préexistante au monde (Si 24,23 ou Ba 4,1). Les deux courants mentionnés plus haut s'exprimeront conjointement, avec leurs nuances respectives, dans ce nouveau modernisme.

Parle

 

  Exégèse  

 

La littérature sacerdotale

Les livres des Chroniques reprennent des écrits anciens (surtout Samuel et Rois) qu’ils réaménagent et adaptent dans une perspective sacerdotale (Temple...).

La littérature apocalyptique

Le 2eme Zacharie (9-14), vers -300 ? (200 ans après le 1er Zacharie), témoigne du renversement de la situation politique : libérée du pouvoir sacerdotal, la tradition isaïenne peut reprendre la parole. L’écrit réveille l’attente messianique : il espère un messie roi de la fin des temps (9,9-10) et un envoyé qui meurt pour tous à la manière du serviteur du 2nd Isaïe (12,9-14). Il décrit la Soukkot (fête des Tentes)[1] eschatologique (14,6-21) où Jérusalem sera exhaussée (14,10). Alors, tous les anciens envahisseurs viendront à la colline de Sion reconnaître YHWH (14,16-18). En ce jour-là, tout, jusqu’aux clochettes des chevaux et aux marmites, sera saint. Tout sera louange et sacrifice au Seigneur (14,20) et il n’y aura plus besoin de marchands dans le Temple (14,21)[2]. Le 2nd Zacharie est indispensable à la compréhension du Nouveau Testament (Cf. Za 9,9 et l’entrée de Jésus à Jérusalem).

Les écrits de sagesse païenne

Le Moyen-Orient ancien présente la sagesse comme une disposition d’ordre intellectuel ordonnée à la conduite pratique de la vie individuelle, familiale et sociale. C’est un humanisme religieux né d’une observation concrète et non d’une démarche intellectuelle. Réflexion sur le cours des choses, elle se transmet surtout sous forme de conseils.

La philosophie grecque, elle, se situe au dessus des sagesses des peuples, comme ordre et sens du monde. Elle régit l’univers, développant une vision rationnelle du monde. Elle est le fait d’une élite intellectuelle et tolère les multiples divinités et croyances des peuples.

"On pouvait aussi inclure dans l'Alliance la recherche païenne, les textes de sagesse..."

Les écrits de sagesse dans la Bible :

Proverbes[3] : Un prologue (1-9)[4] est ajouré à un fond ancien de sagesse éducative (Pr 10-31). Pour la première fois la sagesse y est présentée comme une personne. Elle est préexistante (8,22-31) et trouve son origine en YHWH qui l’a créée. Pratiquer la sagesse, c’est apprendre à connaître YHWH (2,1-5 ; 9,10) : la Torah vaut mieux que toutes les sagesses.

Qohélet (qahal = assemblée) ou Ecclésiaste. Ecrit vers -250, sous domination lagide, ce livre est postérieur à celui des Proverbes et en fait la critique : la sagesse n’y est plus présentée comme valeur souveraine de la vie, clé de la réussite. Pour Qohélet, la vraie sagesse est en Dieu et échappe à l’homme (3,11) dont la vie passe irrémédiablement. Tout est vanité sauf l’instant présent et la résignation harmonieuse au plan divin à mesure qu’il se déroule. C’est une sagesse réaliste et sans transfiguration, mais qui tente de se situer dans l’ordre du salut (Qo 3,14-22). Jérémie et Ezéchiel parlaient de la responsabilité personnelle ; Qohélet va plus loin : il repousse le jugement de Dieu au-delà de la vie terrestre (3,17; 11,9; 12,14). L’apparent pessimisme du livre, parfois dit fataliste ou désabusé[6], dénonce, en réalité, les illusions auxquelles l’homme est tenté de s’accrocher et prévient la déception d’une certaine pratique de la sagesse.

Cantique des Cantiques [5] : Ce poème d’amour, très ancien, a été intégré à la Torah. Il est devenu une allégorie de l’histoire d’amour entre Dieu et son peuple[1].

Tobie (vers -200) médite sur l’amour de Dieu envers celui qui lui reste fidèle. Il s’adresse à la diaspora, il puise aux traditions de sagesses étrangères. Nous transportant au temps de l’Exil, il assure que Dieu n’abandonne pas son peuple. Loin du Temple, sa présence journalière est symbolisée par l’ange Raphaël et n’est perçue qu’après coup.

Siracide (de Ben Sirac le sage) ou Ecclésiastique : Écrit vers -180, sous domination séleucide (la situation est encore pacifique), où beaucoup de Juifs, fascinés par la culture grecque, sont tentés d’oublier leurs traditions et de relativiser la Torah.

Gam 2ème seuil / 182

[1] À Souccoth, les Juifs vivaient sous la tente pendant huit jours, en souvenir du désert de l’exode où ils vivaient autour de l’arche de la Présence, la Shekhinah. En mémoire de cela, chaque année, dans le Temple, les Juifs mettaient le feu à de grandes bassines remplies de suif pour que la nuit soit comme le jour. Des processions remontaient l’eau, symbole de la Torah, de la piscine de Siloé jusqu’au Temple, où l’on célébrait cette présence de Dieu au milieu de son Peuple.

[2] Nous verrons dans le 3ème Seuil, que Jésus, lorsqu’il chasse les vendeurs du Temple, annonce la fin des temps.

[3] Le livre reste difficile à dater, sans doute a-t-il subi de nombreux remaniements, comme les Psaumes.

[4] Les versets 1,1-7 auraient été ajoutés ultérieurement.

[5] Dans le judaïsme, le Cantique des Cantiques est le poème messianique par excellence. Beaucoup d’images nuptiales du Nouveau Testament sont issues des spéculations juives sur cette oeuvre.

 

  Théo/Philo  

 

La Torah confrontée à la Sagesse grecque

La sagesse de Ben Sirac, appelée « Siracide » ou encore « Ecclésiastique », en donne un écho. Écrite par Ben Sirac en hébreu vers -180, et traduite en grec par son petit- fils vers -130, elle permet de suivre l'évolution de la pensée dans les deux époques et les deux langues.

On y rencontre le premier modèle dans lequel « la loi éternelle, c'est qu'il faut mourir » (14,17). De même: « Bien et mal, vie et mort, pauvreté et richesse, tout vient du Seigneur » (11,14). Le monde opaque échoit à l'homme fragile comme un champ clos où sa liberté est appelée à rejoindre Dieu.

Et le modèle apocalyptique où l'homme, créé « à l'image » est gratifié de l'immortalité et ne devient mortel que par le péché: « C'est par la femme que le péché a commencé et c'est à cause d'elle que tous nous mourons » (25,24).

Dans l'un et l'autre modèle, la Loi est donnée pour « montrer le bien et le mal » (17,7). Elle magnifie la liberté des uns; aux autres, elle révèle la blessure. Dans l'un et l'autre modèle, s'il y a péché, on ne peut pas dire que c'est Dieu qui le cause, car « ce qu'il déteste, il ne le fait pas » (15,11). Mais la conséquence du péché y est radicalement différente.

Conformément au pre­mier modèle, le texte grec dit en parlant du pécheur: Dieu « l'a laissé à son propre conseil » (15,14 en grec). Le péché ne peut compromettre le jeu de la liberté ni mettre en échec le plan de Dieu.

Conformément au second modèle, le texte hébreu dit à la même place : « Dieu l'a livré à son ennemi [le Satan] » (15,14 en hébreu). L'harmonie d'amour, qui trans­figurait l'homme, n'a pu être brisée qu'à l'instigation d'un esprit satanique, et ne pourra plus être rétablie que par une apocalypse (révélation) de la miséricorde et du salut. La prière du premier modèle pourrait être « Délivre-nous du mal ». Celle du second modèle est certainement « Délivre-nous du Mauvais ». Ces deux courants allaient bientôt être mis à l'épreuve de la persécution. Ben Sirac écrivait avant la per­sécution, en période de paix avec les Lagides. Son petit-fils le traduit trente ans après la persécution. L'horizon de la foi était bouleversé.

Jacques Bernard, FB / 287-288

 

 

Courants : judaïsme apocalyptique et judaïsme officiel.

Jésus Ben Sira, connaisseur des sagesses païennes et fondateur de l’école du Midrash, est le premier à faire une synthèse entre culture et foi. Il se distingue du livre des Proverbes en insistant sur la fidélité à l’Histoire du Salut et à la Torah, tout en gardant l’ouverture à la sagesse. Pour lui, toutes les sagesses des autres peuples (ch. 6-9...) prennent naissance dans la Torah (ch. 15 ; 17). La Sagesse créée avant les temps est assimilée à la Torah de Moïse (24,23) : elle n’est autre que "le livre de l’alliance du Dieu Très-Haut'.

Ainsi, l’influence hellénistique sur certains écrits bibliques est manifeste. Le génie de la Bible est de les avoir intégrés dans son canon en leur faisant subir une véritable mutation, pour qu’en tout état de cause, la foi en YHWH, Dieu unique, Sauveur et Créateur, soit confessée.

Gam 2ème seuil / 183

Réréren-ciel : Si 24

La Sagesse reprise par les juifs acquiert tous les privilèges de la Torah (Si 24,12-22), de sorte que la Sagesse n'est plus de l'ordre des "idées" incorporelles ou de "l'âme du monde", elle est une Sagesse incarnée, médiatisée auprès des hommes. C'est comme Sagesse ayant trouvé sa demeure, qu'elle est ce lien, ce médiateur qui unit Dieu aux hommes. Non pas les idées pures ni l'âme du monde, mais la sagesse demeurant en Israël et qui n'est autre que la Torah écrite et même le livre de la Torah (Si 24,23 ). La médiation c'est le livre.

Contemple

 

sq-2-23-dia Torah et sagesse, © Mess'AJE

On allait croire cette heure arrivée quand, par la victoire d'Alexandre, les Perses, à leur tour allaient être écrasés. Samarie faisait schisme. Libéré de ses oppresseurs, Israël allait connaître un long moment de paix sous la houlette du Grand Prêtre et des Anciens du Peuple. Plus que jamais, le Dieu d'Israël semblait mener le jeu et défaire les rois oppresseurs de son peuple. Comme au temps de Cyrus, les exploits du vainqueur étaient oeuvre de Dieu. Mais comment concilier la sagesse des Grecs avec la Torah de Moïse et le Temple de Dieu ? Si le Dieu de l'Exode qui avait fait de nous un peuple séparé était aussi le Dieu de l'univers païen, sans doute fallait-il qu'à adorer son dieu, le païen cherchât Dieu, le Dieu du Sinaï qui nous faisait rejeter ses idoles. Ainsi, païens et juifs, dans l'opposition même qui les rendait hostiles, recherchaient le même Dieu en un lieu d'unité qui échappait à tous, puisque dans l'Alliance, Israël n'avait pas la vraie mesure des choses tout comme le païen ignorait celui qu'il adorait derrière ses idoles. La Torah de Moïse était traduite en grec et l'on pouvait aussi inclure dans l'Alliance la recherche païenne, les textes de sagesse, tout comme on avait accepté Cyrus comme Messie. Mais comment concilier dans la vie quotidienne autant de paradoxes sans tout désintégrer ?

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