Seuil 02-séquence-14 Cyrus

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« Cyrus, envoyé de YHWH pour sauver Israël. »

 

À la fin de l'Exil, l'événement politico-religieux qu'est l'arrivée / invasion pacifique de Cyrus provoque une avancée énorme d'Israël dans sa foi.​

 

Médite, creuse, interroge
  Exégèse-problématiques 

 

"Ainsi vécut le Peuple ..."

Contexte : situation des exilés : Pendant l'Exil, les facteurs de cohésion nationale furent essentiellement de deux ordres : les messages prophétiques projetés vers un avenir de retour et de reconstruction, et le travail historiographique lancé dans la réécriture du passe. Si la réécriture du passé eut une efficacité en profondeur sur la longue durée, l'action prophétique eut, elle, une efficacité décisive immédiate grâce à deux personnalités assez exceptionnelles : Ézéchiel, déporté déjà avec le premier groupe de Joiakîn, et le Deutéro-Isaïe qui prophétise une génération plus tard, juste avant l'avènement de Cyrus. De façon générale on adopte, devant les événements, l'interprétation classique déjà amorcée au VII° siècle et développée par Jérémie à la veille de l'effondrement national, tout en l'adaptant à la situation de la communauté en exil : la tragédie nationale n'implique pas une supériorité des dieux étrangers, babyloniens en l'occurrence, sur YHWH, ce qui pourrait inciter à abandonner le dieu national pour adopter les dieux impériaux. Au contraire, c'est YHWH lui-même qui s'est servi des Babyloniens pour punir le peuple qui l'avait trahi. Il s'agit donc, si l'on veut remédier à la catastrophe, de rendorcer la fidélité envers YHWH: car Lui seul peut faire retourner son peuple dans sa patrie et lui assurer un avenir de prospérité et même, éventuellement, punir les Babyloniens.

Mario Liverani, LBH / 304

"C'est alors que Cyrus ..."

Contexte : l'événement Cyrus : Vécu dans une résignation mêlée d'espérance, l'Exil (gôlah) ne devait pas durer éternellement. Jérémie avait été le premier à exhorter les déportés à s'insérer dans leur nouvel environnement, et à affronter courageusement leur nouvelle vie, à ne pas non plus se bercer d'illusions : une attitude ouverte de la part du roi, probablement à l'avènement d'Awul-Mardouk, ne signifiait pas la restitution du mobilier sacré (Jr 27, 16-17). Il prophétisa enfin (Jr 25, 11-12; 29,10) une durée de soixante-dix ans non point pour l'Exil, mais pour la dynastie chaldéenne. Cette prophétie, il la fit probablement au moment où l'effondrement du royaume babylonien apparaissait imminent. Ces soixante-dix ans correspondent d'ailleurs bien au temps qui s'écoule entre 609, date de l'effondrement assyrien, et 539, date de la prise de Babylone par Cyrus.

Le cycle de soixante-dix ans pour la colère de YHWH contre son peuple est un topos qui a un précédent mésopotamien : la colère de Mardouk contre sa Babylone, gravée dans les inscriptions d'Esarhaddon. C'est en fait l'intervalle de temps nécessaire pour assurer un renouveau générationnel complet entre ceux qui ont suscité par leurs transgressions la fureur divine, et leurs descendants innocents. Pour Jérémie (50-51), la chute de Babylone, répétition de la chute de Ninive et de l'Assyrie, sera l'oeuvre, comme d'habitude, des hordes barbares du Nord (Jr 50,41-43) ; on les identifiera tout d'abord comme la confédération des tribus montagnardes coiffée par les Mèdes; cette identification sera revue et corrigée un peu plus tard et attribuée aux Perses de Cyrus. Babylone en tout état de cause subit le même sort qu'elle avait infligé à tant de peuples, et à Juda en particulier, encore que Cyrus, réaliste, se gardera bien de détruire la ville et de renverser Mardouk, comme l'avait annoncé ou espéré Jérémie (Jr 51,58)

Le deutéro-Isaïe écrit après Jérémie, une génération plus tard. Pour lui aussi, la chute de  Babylone est le signe certain que la colère de Dieu est apaisée. Il attribue donc à Cyrus un rôle de sauveur. Mais comme il écrit au moment des événements, il sait bien que les temps ont changé par rapport au vieux modèle : Babylone ne sera pas rasée au sol comme Ninive, Cyrus n'est pas un destructeur furieux mais un roi juste envoyé par YHWH pour mener une action miraculeusement pacifique (Is 45,1-3)

Mario Liverani, LBH / 340

  Théo/Philo-problématiques 

 

"Cyrus, héritier du monothéisme de ses pères, semblait se rire de tous les dieux."

Le monothéisme de Cyrus, défi à la foi d'Israël : Cette attitude bien stratégique vient de la croyance de Cyrus en Ahura Mazda, le Seigneur Sagesse, installé au-dessus de tous les autres dieux. Cette déité était intimement liée à l'ordre général des choses (asha), elle avait été purifiée pour ne devenir que "lumière", principe abstrait du cosmos.

Ce type de monothéisme, non relationnel, supporte très bien le syncrétisme et se répand de manière pacifique. La conviction de servir le Dieu des dieux donne au souverain perse une supériorité sur les religions et permet ce comportement tolérant inédit qui ne requiert plus la violence, puisque le Dieu "principe de lumière" est au-dessus de tous les dieux particuliers.

Le monothéisme biblique s'affirme et s'élabore au 6ème siècle av. JC, en même temps qu'apparaissent les grandes traditions religieuses et philosophiques : Confucius (-551), Lao-Tseu (-570) en Chine, Bouddha (-566) en Inde, Zarathoustra (vers -650) en Perse, Homère (vers -800), Pythagore (-580) et Platon (-428) en Grèce....

Toutes ces traditions sont élitistes. Une distance est prise vis-à-vis des dieux que l'on maintient cependant pour le peuple. Le monothéisme biblique s'en distingue fondamentalement.

Gam 2ème seuil p 114

"Cyrus se dirait bientôt envoyé de YHWH."

On devine le drame qui s'ensuivit dans la conscience religieuse d'Israël. Avait-on, comme autrefois, été sauvé par YHWH ou bien par Cyrus ? La question atteignait de plein fouet l'originalité de la foi des exilés : allait-on à nouveau transférer les attributs d'Ahura Mazda dans la couronne de YHWH ? Faire du Dieu des Pères un dieu "Lumière", alors qu'on le vénérait essentiellement comme Dieu d'Amour ? Le choix était d'autant plus crucial qu'avec le mazdéisme, l'idée d'un Dieu unique au niveau le plus haut, au plan spirituel, avait séduit toutes les religions d'alors. S'il n'y avait plus qu'un seul dieu, il fallait choisir. Allait-on donner la préférence au Dieu d'Alliance, que l'on aimait voir attaché à son peuple, comme autrefois aux "Pères" des tribus du désert, ou bien au Dieu Sagesse, principe de la lumière, que Cyrus et surtout son successeur Darius prônaient comme monothéisme spirituel ? C'était déjà le dilemme entre la raison et l'amour que nous avons connu au XVIII° siècle, à l'époque, précisément, des Lumières. Quelle qu'ait été la fascination pour la religion du vainqueur, les déportés choisirent pour monothéisme celui du Dieu d'Amour ou de "l'Alliance". C'est pourquoi nous préférons appeler ce monothéisme "monothéisme d'Alliance" plutôt que monothéisme éthique. L'éthique n'est pas toujours réponse à un amour comme l'est l'Alliance. Mais comment ont-ils continué à croire à cet amour en Exil ?

On peut se dire, en citant Pascal, que "l'amour a ses raisons que la raison ne connaît pas" ! Encore faut-il tenter d'expliquer ce choix fait par les exilés, ne serait-ce que pour montrer la voie à ceux qui, après eux, voudraient l'emprunter. Quelles étaient leurs motivations ? Pouvaient-ils encore chanter l'amour "au bord des fleuves de Babylone" ? Ils étaient certes délivrés par Cyrus et renvoyés dans leur pays comme les autres prisonniers, mais fallait-il attribuer ce salut au Dieu d'amour, ou à l'intelligence politique d'un vainqueur qui préparait ainsi le ravitaillement de ses troupes quand elles traverseraient la Samarie et Juda pour conquérir l'Égypte ?

Jacques Bernard LFB / 265

Parle
  Exégèse-thèses 

 

"C'est alors que Cyrus ..."

L'avènement de Cyrus représente un temps de grande espérance pour les exilés. Une espérance qui a de bons fondements, du moins pour les observateurs babyloniens : Cyrus se présente aux gens de Babylone comme un roi qui restaure le culte local de Mardouk, qui concède des exemptions et des 'libertés' à la population, qui met fin aux impostures et aux impiétés du dernier roi chaldéen Nabonide. Le clergé babylonien expliquait les événements selon le schéma proposé par Cyrus lui-même, à savoir que c'était Mardouk lui-même qui avait soulevé contre Babylone les gens du Nord et le roi-libérateur Cyrus. On peut comprendre alors que les prêtres judéens résidant à Babylone aient pu formuler une espérance analogue : un Cyrus envoyé par YHWH, qui restitue la liberté aux Juifs, et permet la reprise du culte de YHWH. Les soixante-dix ans de Jérémie semblaient arrivés ponctuellement à leur échéance. Le "serviteur de YHWH" annonce le nouvel Exode, celui de Babylone cette fois, modelé sur l'Exode mythique, fondateur, de l'Égypte (Is 49)

Mais la position politique des Judéens était plutôt différente. Cyrus avait besoin du clergé et du peuple de Babylone pour s'emparer, presque sans coup férir, du royaume le plus puissant de l'époque et créer ainsi son propre empire universel. Il n'avait en revanche aucun besoin des prêtres yahwistes, et n'avait vraisemblablement aucune idée des problèmes du Temple. La religion zoroastrienne n'avait pas grand-chose à voir non plus avec les espérances de rédemption des exilés : nous ne savons pas si Cyrus était véritablement un adepte de Zoroastre; de toute façon, un monothéisme, notamment sous sa forme dualiste, est normalement moins tolérant et respectueux de la religion d'autrui qu'un polythéisme. Et de fait, les divinités non zoroastriennes seront repoussées du côté du mensonge, de l'injustice, du mal. Mais il est vrai qu'il y eut un certain nombre de facteurs qui favorisèrent une plus grande ouverture et la liberté de culte : l'agrandissement de l'empire, sa structure plus diversifiée, sa propension à utiliser des formes de gouvernement local. Mais tout cela, les prophètes qui saluaient avec enthousiasme l'avènement de Cyrus ne pouvaient le comprendre.

Le fait est que deux siècles plus tard, on s'imagina que Cyrus avait promulgué immédiatement, dès la première année de son règne à Babylone, un édit permettant le retour des exilés et la reconstruction du temple de YHWH. L'édit en question est certainement un faux comme l'indiquent l'analyse de la forme et les anachronismes. [...]

On peut accepter, malgré les lacunes de la chronologie dynastique des Achéménides dans les livres d'Esdras et de Néhémie, l'idée plausible d'un retour qui s'effectue en plusieurs étapes, entre 539 et 445: tout d'abord, à l'époque de Cyrus, un premier départ, informel, dans le cadre d'une libéralisation générale pour des groupes qui avaient été déportés par la dynastie précédente vaincue, puis des départs autorisés par la suite au fur et à mesure de façon formelle par les empereurs.

Mario Liverani, LBH / 342-343

Verset(s) de la Bible Is 45, 6-7 (Cf Référen-Ciel)

En 538 av JC, le roi perse Cyrus arrive en pacifique à Babylone. Il est monothéiste, c'est à dire qu'il ne croit plus aux multiples divinités. Mazda, la lumière, principe et source de toute chose est l'unique Dieu. C'est au nom de cette foi qu'il peut se présenter comme le "sauveur" des peuples, l'envoyé de Marduk pour les Babyloniens, l'envoyé de YHWH pour les exilés de Juda... 
Ce texte émane de la communauté des exilés disciple du prophète Isaïe. Il a été écrit soit à la fin de l'exil en Chaldée, soit au retour d'exil en Judée.

  Théo/Philo-thèses 

 

Cyrus était-il monothéiste ?

Le courant proto-mazdéen va frôler l'intuition biblique, il va en tout cas lui être opposé, à l'époque de Cyrus; mais le dieu perse se présente avant tout comme le principe ultime et justificateur d'un ordre cosmique universel, un symbole intégrateur d'un monde abordé et organisé désormais comme un seul et même empire. Sa présence ne se conjugue pas sur le mode personnel, mais organisationnel, comme le "coup de patte" d'un artiste fonde et explique l'unité d'une composition artistique, ou comme une autorité absolue signe un décret.

Jean-Marie Beaurent, RTP / 176

Sans que les concepts soient fixés, l'approche d'un Dieu et d'un homme, ou d'un peuple, comme "pôles spirituels" commence déjà à entrer dans le domaine de la théologie et de l'anthropologie bibliques. On peut dire que Quelqu'un est entré dans la vie du peuple; celui-ci va en être bouleversé et meurtri. il va être profondément marqué par cette rencontre: il ne sera plus seulement le produit de la nature ou de l'histoire, mais il en sortira presque "dénaturé", hanté par la visite.  Quelque chose se lèvera en lui, dès lors qu'il se sentira appelé par un au-delà... il deviendra un répondant, il deviendra "personnel", même si cette réponse se joue communautairement: c'est pourquoi on pourra parler plus tard d'une "personne collective", parce que Quelqu'un de divinement personnel l'aura rejoint, aura inspiré et habité son langage pour mieux communier avec lui et donner ainsi une densité à sa responsabilité.

On pourra donc définir la foi d'Israël comme un monothéisme éthique... non seulement parce qu'il induit des conséquences éthiques envers "autrui" et la création, mais parce que la relation avec la présence divine s'expérimente comme une rencontre entre deux "personnes". Comparée à une telle expérience, aucune idole ne peut prétendre à une densité de présence. La "personne" divine ne peut être cernée comme un être charnel, mais seulement évoquée comme une mystérieuse instance, comme une interpellation créatrice.

Jean-Marie Beaurent, RTP / 190

Contemple
sq-2-14-dia, © Mess'AJE

 

Ainsi vécut le peuple, à moitié au pays à réécrire l'histoire, à moitié en exil, déraciné de tout, en dehors de sa terre, sans roi, sans le secours du temple, avec pour seul appui les prophètes, veilleurs de la nuit. Comme au temps du désert, quarante ans s'écoulèrent, puis le roi fut gracié sans que l'on sût pourquoi. Suffisait-il à Dieu qu'une seule génération expie pour le péché ? Était-ce le hasard ou la clémence du vainqueur ? Qui aurait pu le dire ?  C'est alors que Cyrus, un nouveau conquérant, s'en prit à Babylone. On aurait pu se réjouir, mais on pouvait aussi tout craindre car Cyrus, héritier du monothéisme de ses pères,semblait se rire de tous les dieux. Au lieu de disperser les vaincus, de disloquer leurs cultes, il laissait aux victimes, leurs prêtres et leurs temples. Qu'aurait-il craint de dieux qui pour lui n'étaient rien ? Cyrus se disait envoyé de Marduk pour sauver Babylone. Sans doute se dirait-il bientôt envoyé de YHWH pour sauver Israël.

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