Seuil 02-séquence-03 Abraham
« L'histoire pourrait mentir, des malheurs arriver,
on garderait la foi comme il l'avait gardée. »
"... Abraham qu'on avait hérité comme ancêtre commun"
La trajectoire ci-dessous, développée sur référen-ciel, donne une idée de la dynamique "mémoire - écriture - relecture" portée par la foi. Elle ne reprend ici que la partie pré et post-exilique. Pour l'article complet, reportez-vous à Référen-ciel / Gn 22.
Mémoires 1 les rituels cananéens : sacrifices au Moloch
(Gn 22,2) Prends ton fils, ton unique, Isaac que tu aimes. Pars pour le pays de Moriyya et là, tu l'offriras en holocauste sur celle des montagnes que je t'indiquerai. Ce texte est une réminiscence des anciens rituels d'offrande d'enfants au Moloch pour faire revenir le printemps. On en retrouve le souvenir en (2 R 16,3) (Achab passe son fils par le feu : cf. note dans la TOB) ; (2 R 21,6) ; (2 R 23,10) ; (Mi 6,7) ; (Jr 7,30-31). Toutes ces références pointent vers la période qui suit une première alliance entre Achab au Nord envahi par le culte de Baal et le Sud qui lui résiste et luttera encore contre cette pratique au temps de Josias (Dt 12,31) ; (Dt 18,10)
Écriture 1 Le Sud résiste au Baal
(22,9-13) N'étends pas la main sur le jeune homme... et voici qu'un bélier était pris par les cornes dans le fourré. Il alla le prendre pour l'offrir en holocauste à la place de son fils. La montagne garde dans la tradition le nom de "YHWH pourvoira" (Gn 22,14). Ceci indique une tradition ancienne. On est dans le contexte des luttes du Sud contre le culte de Baal qui amènera Achaz à préférer l'alliance avec l'Assyrie pour éviter l'alliance Syro-Ephraïmite avec le frère du Nord.
Relecture post-exilique : La relecture Sacerdotale
Après l'Exil et la découverte du monothéisme, le Sacerdotal remet la carte des peuples sous l'action créatrice du seul Dieu de toute la terre (Gn 1) Il inscrit tous les peuples dans sa généalogie. Mais son horizon international hérité de son origine au carrefour des peuples gravitant autour de Hébron, se restreint avec l'expulsion d'Ishmael (Gn 21) et risque même l'implosion avec la mort d'Isaac, le seul fils restant après cette expulsion. Mais le sacrifice au temple, en substituant un bélier au sacrifice d'Isaac, évitera cette implosion (Römer "Introduction à l'Ancien Testament", page 236). Le sacrifice du Temple trouve ici sa pleine signification : il évite la mort d'Israël. On peut alors, à une époque où il n'y a plus de temple pour substituer l'animal offert à Israël lui-même, commencer à entrevoir la sacrifice d'Isaac comme image du sacrifice d'Israël, thème qui sera développé après la Shoah ( Beaurent JM "Des harmoniques", p.225).
(Jacques Bernard referen-ciel.com / Gn 22)
"On se rappelait... "
Révélation et histoire : comment, en Abraham, le mythe cananéen est revisité et subverti.
Peut-on vivre l'histoire comme les autres, sans épouser leurs mythes ? Entre notre histoire et la leur, n'y a-t-il pas des domaines que nous avons, certes, en commun (agriculture, commerce, économie, diplomatie, politique, culture, sagesse philosophique...) qui ont leurs propres exigences, mais que nous pouvons gérer sans forcément épouser leurs dieux ?[...]
Ce paradoxe typiquement biblique se retrouve dans l'épisode du "denier de César" (Mc 11,13-17) comme dans la Lettre à Diognète: il s'agit d'être dans le monde comme n'en étant pas... Situation intolérable pour des religions totalitaires qui réclament tout de leurs fidèles... Conflit, répartition des domaines, hypocrisie, schizophrénie ? Les prophètes veilleront à éviter ces mauvaises solutions.
Progressivement, la sagesse biblique va apprendre à distinguer les domaines sans les séparer : ce qui les distingue, c'est la conscience de plus en plus vive de la désacralisation des domaines d'initiative humaine. Économie, politique, culture, sagesse ne peuvent prétendre être divins... ; ce qui les unit, c'est l'interrogation éthique portée sur l'ensemble: Dieu interpelle nos choix dans tous ces domaines. En effet, les conséquences de nos choix ont toujours des incidences sur les autres ; elles dénotent notre attitude morale par rapport à eux. Ainsi, une situation sociale où les pauvres, les immigrés, les affaiblis, les enfants, les veuves, les orphelins se retrouvent sans droits, signale des choix égoïstes et à court terme... L'histoire révèle toujours ce que nous avons dans le coeur. La socialité avec les frères est symptomatique de la socialité avec Dieu. L'histoire, de ce point de vue, "révèle", elle est "apocalypse". En elle s'opère un jugement, un discernement, une krisis.
C'est que Dieu, sans cesse, visite l'histoire, met à plat nos choix de société: il montre notre âme. En s'ajustant à nous, en se rapprochant de nos situations, en faisant peser sa présence, il révèle ce que nos chemins ont d'aventureux et d'égoïste. En ce sens, les événements sont bien porteurs d'une révélation, d'une intervention, d'un jugement de Dieu: non que l'histoire déroulerait un plan divin, ou qu'elle serait divine elle-même; mais bien parce qu'elle est la mise à nu de l'homme. .
(Jean-Marie Beaurent, RTP/135-136)
"Toute une vie en espérance... d'un fils... d'une terre..."
En Canaan - comme dans d'autres religions - le chef, le roi, a coutume d'offrir son fils en sacrifice lorsqu'il fonde une ville, pour obtenir la protection des dieux.
Dans les mémoires, l'ancêtre a été confronté a ces coutumes de Canaan...
Lorsque l'histoire d'Abraham, l'ancêtre, est écrite, la question de sa postérité est essentielle ; ce récit indique la proximité - en même temps que les distances prises - avec ces cultes au Molok.
Ce récit sera relu après l'exil et portera alors l'expérience tragique d'un peuple qui a failli disparaître de la terre.
Ce récit montre combien les origines d'Israël ont été marquées par ces rites. Certains rois d'Israël, mais aussi de Juda, ont cédé à cette coutume (1 R 16,34); (2 R 16), (2 R 2-4); (2 R 21 5-9).
Mais le récit indique un passage : si Abraham se soumet à l'usage, l'intervention de Dieu marque un refus de ce culte : un animal est donné, de manière inattendue, gratuite, et au dernier moment, afin qu'Isaac ne soit pas immolé. YHWH, n'est-il pas le dieu du désert qui pourvoit, de manière miraculeuse, à la survie de son peuple ? C'est en lui - et non le Molok ou d'autres divinités - que le patriarche est appelé à mettre sa foi pour l'avenir de sa lignée. YHWH n'agrée pas les sacrifices d'enfants.
Ce récit prend un caractère prophétique car il invite à la foi en YHWH, envers et contre tout, alors même que la survie du peuple est en jeu. Le judaïsme en particulier y verra une annonce de l'Exil, et de toutes les grandes épreuves auxquelles le petit reste a échappé de justesse.
Pour les chrétiens aussi, ce récit a un caractère prophétique :
Paul souligne la foi d'Abraham, (Ga; Rm 3; voir aussi Hé 11); En effet, c'est bien par la foi et non par les les oeuvres (circoncision et pratique de la Torah) que l'on peut être ajusté à Dieu. En effet, ils reconnaissent dans la figure d'Isaac, le fils unique, le Bien aimé du Père, obéissant jusqu'à la mort de la Croix (Phi 2), lié sur le bois, s'offrant librement pour qu'en son pardon, puisse naître un peuple nouveau.
Pour l'islam, Abraham est avant tout le modèle d'obéissance de tout musulman.
Ainsi Abraham, père des croyants juifs, père de la foi, endosse-t-il, jusqu'à aujourd'hui, de nombreux actes de foi.
De nombreux croyants reconnaissent dans l'histoire d'Abraham, leur propre histoire de foi et y entendent l'appel à croire contre toute espérance.
(Jacques Bernard, Catherine Le Peltier referen-ciel/Gn 22)
"Et puis, un jour, il était parti..."
De ce point de vue, le peuple d'Israël est inadapté; il n'est pas implanté dans l'histoire. Son identité tient plus du voyage que de la terre. Le grand voyageur grec qu'est Ulysse est lui aussi embarqué dans une aventure, mais son voyage le ramène au pays, à ses racines, à lui-même.
L'autre voyageur qu'est Abraham se coupe de ses racines, mis "hors de lui" par une promesse, dont la réalisation n'appartiendra qu'à Dieu. Les racines d'Abraham sont cachées en Dieu: il ne les devine qu'en espérance. Il ne pressent un peu de cette joie eschatologique que lorsqu'il accueille les trois voyageurs sous le chêne de Mambré... Cette vocation, Abraham va devoir la deviner dans l'alternance des signes positifs et négatifs de l'histoire : don d'Isaac et sacrifice d'Isaac, promesse d'une terre et don d'une tombe. La mémoire, d'abord avivée par le don de la terre promise, va devoir s'affronter à l'absence de terre et d'avenir historique...
Ainsi donc, la mémoire serait-elle plus profonde que le stockage des souvenirs heureux et malheureux ? Ne deviendrait-elle pas la véritable terre où nous apprendrions qui nous sommes ? [...]
Si le davar de Dieu prononcé à Israël est à la fois parole, événement et avènement, alors l'apparition d'Israël comme réalité spirituelle nouvelle renvoie à l'appel d'un Dieu qui suscite ce qui n'a normalement pas le droit d'exister. C'est donc là un véritable "miracle". Israël est miracle. Sa vie trempe ses racines dans la nature et les cultures du monde qui l'entoure, mais tout en même temps dans cette intervention divine qui le tient au-delà des appartenances à une race, à une langue, à des structures sociales ou politiques...
L'histoire d'Israël commence donc par le "merci". Les prophètes rappelleront au peuple l'impossible certitude concernant sa raison d'être.
(Jean-Marie Beaurent, RTP/137-138)
Mais, n'était-ce pas là dramatiser un peu ? Au nord comme au sud on connaissait la paix, et même, on avait retrouvé les frontières d'antan. Le soir, après le travail, on se rappelait. Il y a deux siècles, la fondation du royaume, il y a cinq cents ans, la sortie d'Égypte : Moïse, Déborah et la victoire des paysans.
Et bien plus loin encore, on se rappelait l'aventure d'Abraham qu'on avait hérité comme ancêtre commun. Ses pères adoraient la lune, comme lui. Et puis, un jour il était parti et il avait marché, sans rien dans sa musette, sans bourse ni besace, toute une vie en espérance. L'espérance d'un fils, et Isaac est né; l'espérance d'une terre et Israël est né et l'on était ses fils !
Dès lors, l'histoire pourrait mentir, des malheurs arriver, on garderait la foi comme il l'avait gardée. Mais on craignait aussi d'avoir, comme son frère, divisé le troupeau, choisi les terres riches de Sodome et Gomorrhe et qu'avec le péché, elles soient notre tombeau.