e) L'expérience ecclésiale - qui fait partie du Sinaï

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Comment entrer en christologie de façon correcte ? [Jean-Marie Beaurent, RTP/282-298
e) L'expérience ecclésiale - qui fait partie du Sinaï  

L'événement du Christ est donc inséparable de l'expérience communautaire faite par les disciples avec le Maître.
Autrement dit, dans la confession de foi au Christ qui va s'élaborer, nous ne pourrons jamais distinguer l'apport propre du Maître de ce que les disciples en ont compris: c'est un phénomène de communication communautaire, ce que nous appelons une « expérience ecclésiale ». Elle naît de cette interrelation entre un Maître et des disciples, entre une expérience et des mots pour la dire, entre un début d'expérience et une maturation de l'expérience telle que nous ne l'exprimons plus à la fin dans les mêmes mots qu'au début - ou, si nous les conservons, ils sont chargés d'une autre densité.
C'est donc à la fois un phénomène de communication et un phénomène de tradition. Du vivant même de Jésus, il y a tradition, transmission : un don et une réception; et, en recevant ce que Jésus donne, en accueillant cette expérience nouvelle, le cœur change; de jour en jour, il y a évolution dans le changement.
De la façon dont Jean a reçu Jésus au point de départ, dont il a vécu avec lui le premier shabbat, à la façon dont il a vécu la dernière Cène avec lui, quel chemin parcouru !
Au début, il regarde le Maître comme n'importe quel disciple regarde un rabbin; le lendemain, il dit: «Nousavons trouvé le messie ! » (Jn 1,41), comme si, durant ce shabbat, s'était révélé quelque chose de la qualité de cœur avec laquelle le Maître habitait de l'intérieur les observances du shabbat... Cette première expérience est déjà un phénomène de transmission qui recrée le cœur.
Et au bout du chemin parcouru avec Jésus, Jean vit par anticipation, avec les autres apôtres, le dernier shabbat pascal : le shabbat n'est plus seulement le repos de Dieu, mais le Jour de son action signifiée par la Pâque de son Fils...; et la célébration dominicale de la Pâque chrétienne va lui faire approfondir le mystère de son Maître.
La tradition n'est pas simple transmission de quelque chose qui resterait tel quel, mais transmission de quelque chose qui évolue. Le phénomène de tradition ecclésiale est en même temps un phénomène d'approfondissement de l'expérience, des schémas, des concepts.
N'est-ce pas là l'expérience qu'lsraël a faite au Sinaï? Oui ! Cependant les apôtres ne la font plus avec le Sinaï, mais avec la personne de Jésus.
Et leur façon de voir l'événement de Jésus se transforme par le fait même; ils en parlaient comme d'un événement de cassure d'où leur était adressé un appel : « Oui ou non, allez-vous continuer d'interpréter cet événement à la lumière de l'ancien Sinaï, ou à la nouvelle lumière que je vous donne? »
Sans faire de choix radical, les apôtres sont mis dans une situation ecclésiale, une pratique, un « vivre avec » qui, peu à peu, change leur façon de vivre ensemble, la qualité de leur existence - qui laisse deviner qu'elle se reçoit d'un Autre... Expérience tellement intense qu'ils nous la transmettent en l'approfondissant, convaincus que cette nouvelle manière de vivre dépasse la compréhension et qu'elle est pourtant source de signification immédiate. Autrement dit, c'est un nouveau Sinaï.
Les disciples n'ont pas commencé par choisir, ils ont commencé par vivre; ensuite, ils se sont rendu compte que, par rapport à la foi juive, ce qu'ils vivaient avait un tel poids,
que la foi juive leur est apparue comme la préparation de ce vécu indépassable. Vient alors l'heure du choix, mais le vécu précède le choix; ce n'est pas un choix abstrait, c'est l'expérience qui fait poser ce choix - un choix qui s'impose au cœur et à l'intelligence sans que jamais la liberté soit violée. Ce que le Maître invite à vivre est vraiment une « proposition » d'Alliance, comme au Sinaï la Loi est proposée à Israël par Moïse, mais Israël peut se dérober; le disciple de Jésus peut refuser, s'en aller... ou confesser« Seigneur, à qui irions- nous ? Tu as lesparoles de la vie éternelle ! » (Jn 6,67)
L'aventure ecclésiale est d'abord une expérience. Elle s'approfondit, s'interprète finalement comme un nouveau Sinaï et, par conséquent, interprète la personne de Jésus comme seule capable d'interpréter le premier Sinaï. On change d'accent, de référence: Jésus devient le seul Sinaï, à partir duquel s'interprète le premier. Ce Sinaï nouveau n'est pas Jésus seul, individuellement, mais l'expérience que Jésus en relation au Père a faite avec ses disciples, interprétée à partir d'un langage des Écritures - qu'on appellera désormais « Ancien Testament ».

 

Le nouveau Sinaï, c'est donc tout ensemble :
•    la personne de Jésus,
•    l'expérience ecclésiale globale qui donne à Jésus tout son impact,
•    l'expérience ecclésiale en référence à la personne de Jésus lui-même
et toujours en référence au Père,
•    tout cela interprété en référence à l'Ancien Testament,
car l'ancien Sinaï est indispensable pour comprendre le Nouveau.
Le nouvel Israël est en référence au Père et à tout l'Ancien Testament: voilà pourquoi Moïse et Élie sont présents à la Transfiguration ; ils attestent que les Écritures s'accomplissent en la personne de Jésus; et la personne de Jésus n'est compréhensible qu'avec les apôtres qu'il a emmenés sur la montagne: c'est tout cela que la gloire du Père vient illuminer.
Quelles en seront les conséquences pour la lecture des textes ?
Le propos de l'histoire critique : distinguer ce que Jésus a vraiment dit de tout ce que l'Église aurait inventé, ce projet est vain. Il est impossible d'éliminer les « langages mythologiques »
selon la méthode d'analyse réductrice proposée par Bult- mann. Il n'y a pas moins de « Sinaï » dans l'Interprétation paullnlenne ou johannique que dans la prédication de Jésus en son point de départ (affirmation de théologien, non d'exégète). Fait partie du Sinaï et donc de l'expérience fondatrice au point de départ l'expérience ecclésiale dans ses trois dimensions communautaire, relationnelle au Père et historique.
Ce qui signifie, au niveau de la compréhension des textes, que la première prédication de Jésus est inséparable:
•    de sa compréhension par l'Église,
•    du terreau vétérotestamentaire,
•    de la relation de cet ensemble au Père,
et donc de la prière.
Ce que nous faisons remarquer quant à la critique textuelle du Nouveau Testament, nous l'avons déjà dit quant à l'Ancien Testament: le sens des paroles mises par Dieu dans la bouche de Moïse est inséparable du sens que ces paroles ont reçu dans l'expérience communautaire d'Israël. La critique historique a sa place, mais elle ne saurait donner la totalité du sens de l'Écriture; c'est au théologien de saisir ce qui donne la totalité du sens histo-rique de l'Histoire sainte: maturation progressive, expérience communautaire et référence à Quelqu'un d'autre qui est le Père.
L'exégèse traditionnelle est censée faire le même chemin, à la différence et de l'exégèse juive qui interprète l'événement de Jésus à partir de l'ancien Sinaï, et de l'exégèse historico-critique qui cherche à le ramener à un « document primitif », et de l'exégèse « démythologisante » qui réduit l'Évangile à la prédication kérygmatique.
D'une part, le théologien donne le fondement de la lecture de l'événement du Christ et dit comment l'interpréter exégétiquement, comment entrer en christologie; d'autre part, l'exégète traditionnel n'oublie jamais que c'est dans l'Église qu'il doit travailler les textes, qu'il est contraint d'entrer dans la lecture des textes de cette façon et que, finalement, le sens du texte est tout autant dans la prière de l'Église que dans la reconstitution du document premier qu'il tente d'effectuer. Les méthodes ont à s'appuyer sur toute
l'expérience ecclésiale qui plonge elle-même dans la liturgie, la prière.