Document-Théo-Philo: Eucharistie, repères historiques [GAM-4s/annexe 9.1]
La nuit qu’il fut livré, le Seigneur Jésus : - prit du pain, - rendit grâce (fit eucharistie), - le rompit, - le donna (Lc 22,19) et dit : Ceci est mon Corps... Faites cela en mémoire de moi
- De même pour la coupe après le repas... (1 Co 11,23-26).
Voici donc le plus ancien texte nous parlant de l’Eucharistie : il nous reporte à l’Eglise de Corinthe en 55, une vingtaine d’années après la mort du Christ. Les mots qui désignent cette action ont varié : Repas du Seigneur (1 Co 11,20) ; Fraction du pain (Ac 2,42) ; Assemblée (1 & 2°s) ; Messe (fin du 4° siècle) ; Célébration eucharistique (à la suite de Vatican II) mais c’est toujours « cela » que fait l’Eglise, et jusqu’à aujourd’hui dans une étonnante et admirable fidélité.
Cette fidélité n’a cependant pas empêché chaque période historique de donner à l’eucharistie un accent particulier, la « substance étant sauve » (voir le Concile de Trente) « Le saint Concile déclare : l’Eglise a toujours eu, dans la dispensation des sacrements, leur substance étant sauve, le pouvoir de décider ou de modifier ce qu’elle jugeait mieux convenir à l’utilité spirituelle de ceux qui les reçoivent ou au respect des sacrements eux-mêmes, selon la variété des circonstances, des temps et des lieux. » Ce sont ces accents que nous allons mentionner, plutôt que toutes les étapes du développement de la messe dont l’histoire est impossible à faire ici.
Les premiers accents que l’on sent dans le Nouveau Testament et dans les premiers écrits chrétiens soulignent le lien très fort qui existe entre l’eucharistie et l’Assemblée (Ekklésia, en grec) : « Lorsque vous vous réunissez en assemblée » dit Paul aux Corinthiens (1 Co 11,18) ; « Ils rompaient le pain à domicile », dit Luc de la première communauté chrétienne (Ac 2,46) et, plus loin (Ac 20,7), de la communauté de Troas : « Le premier jour de la semaine, alors que nous étions réunis pour rompre le pain... »
« Le jour du seigneur, rassemblez-vous pour rompre le pain » dit la Didakè, premier document chrétien non biblique, vers les années 100.
« Les chrétiens avaient coutume de s’assembler à jour fixe avant l’aurore », dit Pline le Jeune dans une lettre datée de 112. C’est le premier écrit non chrétien qui parle des chrétiens.
« Le jour qui est appelé jour de soleil, tous les chrétiens qui habitent la ville ou la campagne s’assemblent en un même lieu » dit Saint Justin dans sa première Apologie, vers 150. Il donne ensuite la première description que nous ayons de la célébration eucharistique.
« Que personne ne diminue l'Ekklesia en ne s’y rendant pas, pour ne pas diminuer d’un membre le Corps du Christ. Ne déchirez pas le Corps du Christ ! » dit la Didascalée des Apôtres au 3ème siècle.
Ce mot Ekklesia est tellement fort dans la vie des communautés qu’il finira par devenir le nom du groupe lui-même : c’est l’Assemblée, l’Église qui est en telle ville (par exemple 1 Co 1,2).
L’Assemblée se réunit donc pour rompre le pain. Il n’y a encore ni Eglise-bâtiment, ni missel ! On se réunit au domicile de l’un des membres (Ac 2,46 ou Rm 16,23), et l’on s’inspire, pour célébrer, des modèles de la liturgie juive (synagogue, repas pascal, Temple) ; les Apôtres président eux-mêmes, on lit leurs écrits qui circulent et qu’on se recopie et on les commente. Des schémas de prières s’établissent sur lesquels les présidents improvisent Au tout début l’eucharistie a lieu au cours d’un repas communautaire (1 Co 11), mais elle en sera assez vite dissociée. En 150, Saint Justin décrit la célébration sans faire mention d’un repas autre que la distribution et le partage des choses consacrées à chacun, c’est-à-dire la communion au Corps et au Sang du Christ.
Enfin, plus probablement que ces particularités extérieures, c’est l’acte de foi lui-même qu’il faut rejoindre. Par des phrases de Jésus comme celle-ci « Cette génération ne passera pas que tout cela n’arrive » (Mc 13,30), les premiers chrétiens avaient l’intime conviction que le retour du Seigneur était imminent. L’eucharistie en recevait une tonalité très eschatologique : c’était le Repas du Seigneur que partageait la communauté rassemblée dans l’attente de la manifestation du Seigneur. Saint Paul l’exprime ainsi : « Toutes les fois que vous mangez ce pain et que vous buvez cette coupe, vous annoncez la mort du Seigneur jusqu’à ce qu’il vienne » (1 Co 11,26). Au fur et à mesure que ces premiers chrétiens constatèrent que le Seigneur ne revenait pas, l’attente ardente s’estompa, mais l’eucharistie garda, comme constitutif de son sens, le caractère initial de repas eschatologique (ainsi nos chants d’Anamnèse : « Viens, Seigneur Jésus ! »)
La paix que l’empereur Constantin offre à l’Église en 313 va avoir toute une série de conséquences :
- Tout d’abord l’absence du risque de persécution et la faveur de l’empereur à l’égard du christianisme vont provoquer une augmentation importante du nombre de chrétiens.
- Les Assemblées deviennent trop grandes pour se tenir à domicile. On utilise les bâtiments impériaux (les Basiliques), puis on crée des édifices spécialement consacrés au rassemblement des chrétiens : ce sont des « maisons d'Eglise », des maisons de l'assemblée.
- Puisqu’il y a davantage de fidèles, il faut davantage de ministres. Tous ne sont pas instruits et formés à cet effet. Le besoin de posséder des livres liturgiques (ordo de la messe, sacramentaires contenant des formulaires de prières, lectionnaires) va s’imposer, mais avec une grande diversité de création selon les régions et les cultures (Orient, Occident, Rome, Milan, la Gaule, l'Espagne...)
Cet ensemble de situations nouvelles entraîne la liturgie vers une officialisation progressive, qui n’entame pas la participation des fidèles, toujours abondante et chaleureuse.
Pour des raisons où se mêlent indistinctement les motifs religieux (dispersion et diversité des usages, ignorance des clercs) et politiques (volonté d’unification de l’Empire), la dynastie carolingienne (Pépin le Bref, Charlemagne) aura une influence déterminante sur l’évolution de la liturgie, et particulièrement de la messe.
- Les formulaires romains sont imposés à la Gaule, puis à l’Espagne. Ils n’éliminent pas les usages locaux, mais leur apportent un fonds commun.
- Le chant liturgique romain (la cantilena romana) est introduit en Gaule. Sous l’impulsion de l’évêque de Metz notamment, les mélodies romaines seront développées, ornées jusqu’à devenir le « chant grégorien ».
- En 794, pour lutter contre l’hérésie « adoptianiste », Charlemagne impose le Credo de Nicée- Constantinople après l’Evangile.
L'ensemble de ces mesures solidifie un peu plus la liturgie et transforme peu à peu l’eucharistie de l’Assemblée en culte officiel de l’Empire. Le développement du chant, œuvre de spécialistes nécessairement exécutée par eux (Schola, moines) réduit considérablement la participation active du peuple, l’écarte de plus en plus de l’action et provoque la création d’une grande quantité de prières privées que le célébrant récite seul, ainsi que la privatisation de prières publiques. Ainsi le canon (la Prière Eucharistique I) commence à être récité à voix basse, tandis que la Schola chante le Sanctus puis le Benedictus.
Pour des raisons d’éloignement progressif du peuple par rapport à l’action liturgique et à cause des courants de piété qui insistent sur l’indignité et la crainte du péché, on communie de moins en moins. S’ajoutent à cela des raisons pratiques et hygiéniques : le rite de communion se transforme considérablement à partir du 9ème siècle :
- on n’emploie plus que le pain azyme (non levé) plus facile à conserver ;
- on ne communie plus au calice ;
- on commence à communier sur la langue et non plus dans la main ;
- par commodité pour cette façon de faire, on prend l’habitude de communier à genoux.
Le 13ème siècle sera transformé par deux réactions :
- Le IVe Concile de Latran, en 1215, est obligé de prescrire que tout fidèle doit communier « au moins une fois l’an », après avoir confessé « tous ses péchés ».
On en est là, lorsqu’au début du I2ème siècle, la rive gauche de la Seine devient, à Paris, le lieu d’une grande effervescence intellectuelle et particulièrement théologique.
- Abélard, non sans intuition évangélique, s’en prend aux pratiques extérieures de la pénitence tarifée pour rappeler que l’essentiel de la démarche pénitentielle se situe au niveau du cœur.
- Pierre Lombard, vers 1250, parvient à la définition précise des sept sacrements.
- La formule du pardon passe du déprécatif (Que Dieu te pardonne) au déclaratif (Je te pardonne).
- La communion eucharistique s’est tellement raréfiée que le 4ème Concile de Latran (1215) prescrira qu’elle ait lieu au moins une fois l’an, à Pâques. La mentalité de l’époque fera réclamer à chaque fidèle et par ce même Concile, qu’avant de communier, il ait confessé « tous ses péchés ». La question est de savoir si, par ce « tous ses péchés », le Concile entendait les péchés graves seulement ou bien absolument tous les péchés, les graves comme les légers, et même seulement les légers s’il n’y en avait pas de graves. Même si les théologiens penchèrent pour la première solution (seulement les graves), la piété comprit de plus en plus la seconde, comme le prouve le troisième commandement de l’Église (15ème siècle) : « Tous tes péchés confesseras à tout le moins une fois l’an », et le fait de se confesser systématiquement avant la communion pascale (faire ses pâques).
- Le rituel de 1614, issu du Concile de Trente, définira les normes de la confession privée, mais il augmentera encore le caractère individuel et secret en prescrivant qu’une grille devait séparer le prêtre du pénitent. Les confessionnaux vont se mettre en place progressivement dans les églises.
- Il ne restait qu’à la dévotion d’insister auprès des chrétiens fervents afin qu’ils se confessent le plus souvent possible, pour que l’on trouve la pratique du sacrement de pénitence telle qu’elle était à la veille du Concile Vatican II.
- Par une sorte de sentiment populaire profond qu’un chrétien ne peut pas être complètement écarté de l’eucharistie, le culte du Saint Sacrement va naître et ne cesser de s’amplifier. En est témoin l’habitude qui est prise, puis prescrite, de l’élévation de l’hostie après la consécration, l'élévation du calice viendra à la fin du 13ème siècle seulement.
Notons encore quelques points importants concernant cette période :
- Le nouvel art, dit gothique, permet la construction d’édifices religieux plus vastes (les cathédrales). Si l’art est admirable, la conséquence liturgique est malheureuse : les fidèles sont de plus en plus éloignés du sanctuaire, c’est-à-dire du lieu du centre de l’action. L’habitude qui viendra bientôt d’entourer ce sanctuaire de grilles n’arrangera pas les choses.
- « Tout cela aboutit à faire des laïcs des assistants si passifs que les livres liturgiques ne mentionnent même plus leur présence » (L’Eglise en prière II, p.157). Les fidèles ne participent plus à la messe que de façon indirecte en multipliant, pour leur sanctification personnelle, des actes de dévotion qui n’ont pas forcément de rapport avec l’action liturgique (comme, plus tard, la récitation du chapelet pendant la messe).
- Enfin, la conjonction de ces courants et de ces dévotions va provoquer un tournant dans la manière de penser et de célébrer la messe : de plus en plus, les prêtres, d’abord à la campagne, puis dans les monastères, puis d’une manière générale, vont célébrer la messe de façon privée avec un nombre très réduit de fidèles, voire même avec un seul servant. Les « Missels pléniers » qui contiennent toutes les prières, les chants et les lectures, en faciliteront la possibilité, et l’expansion des messes célébrées pour les défunts en multiplieront les occasions.
Il faut se débarrasser de l’idée que le Concile de Trente n’aurait fait que lancer des anathèmes ! Certes il l’a fait, avec l’esprit et le style du temps, pour préserver et redire la foi catholique, notamment en ce qui concerne le sacrement de l’eucharistie, mais il a fait preuve d’un authentique sens pastoral pour corriger les abus et redresser les déviations qui avaient cours dans l’Eglise catholique elle-même, au point que l’on peut dire, en examinant certaines de ses requêtes et de ses intuitions, qu’il a fallu attendre Vatican II pour que Trente se réalise.
Au sujet de la messe, les évêques voulurent une unification dans la façon de célébrer, pour remédier à la gravité de la situation concernant la liturgie et au danger que cette situation faisait courir à l’eucharistie :
- taxes abusives sur les messes ;
- prêtres dont la seule fonction était de dire des messes pour les défunts ;
- clergé inculte puisque les séminaires n’existaient pas encore ;
- prolifération des excroissances dévotionnelles autour des rites (multiplication des prières privées, des signes de croix, des baisers aux objets liturgiques) ;
- allégories détournant la liturgie eucharistique de son sens (imposer les mains avant la consécration n’était plus le signe que l’on invoquait l’Esprit-Saint, mais que l’on chargeait le Christ des péchés du monde).
- prolifération des actes paraliturgiques (ostension des reliques, processions)
- séparation de plus en plus grande entre ce que font les clercs dans le sanctuaire et les fidèles dans la nef.
- détournement de la compréhension de l’Eucharistie vers le voir et comprendre au détriment de la participation au mystère eucharistique, au point que certains évêques proposaient déjà que la messe soit célébrée en langue vivante et que le cardinal de Cuse disait déjà au 14ème siècle : « Le Saint Sacrement n’a pas été institué comme quelque chose à voir, mais comme une nourriture ».
- étouffement du dimanche comme célébration du Christ ressuscité sous l’envahissement des fêtes des saints.
Le Concile de Trente, comme celui de Vatican II, n’alla pas jusqu’à une révision détaillée de l’Ordre de la messe, mais chargea le pape Pie IV de mettre en œuvre la réforme Celui-ci étant mort, Pie V poursuivit son œuvre. Malheureusement, faute de temps, de connaissance historique et d’experts, ce fut finalement le missel de la Curie Romaine que Pie V promulgua le 14 juillet 1570. Or ce missel était fait pour la célébration de messes privées : c’était un missel d’une messe sans peuple !
Ce missel va peu à peu se répandre en Occident, mais selon les principes du Concile lui-même, en laissant aux diocèses la faculté de continuer à pratiquer leur liturgie locale avec ses coutumes particulières, si celles-ci avaient plus de deux cents ans. Ainsi Milan, Lyon, les dominicains gardèrent leur rite propre et l’archevêque de Paris Mgr de Quelen éditera encore en 1830 le Missel Parisien, et non le Romain.
Pendant quatre siècles, la messe est célébrée silencieusement par le prêtre, éventuellement en présence des fidèles. L’obligation d’avoir un « servant de messe » est le seul témoignage qui reste pour signifier l’importance de l’Assemblée.
Il y a cependant des évolutions, dont certaines augmentent encore la coupure entre le prêtre et l’Assemblée :
- l’habitude de réciter le chapelet pendant la messe est encouragée ;
- les saluts du Saint Sacrement sont solennisés et encouragés au point d’être souvent préférés (sauf le dimanche) à la messe pour marquer les temps forts : mois du Rosaire, mois de Marie, premier vendredi du mois.
D’autres vont sans cesse tenter de restaurer une plus juste participation des fidèles à la liturgie :
- traduction du missel à l’usage des fidèles, dès le 17ème siècle ;
- création, sous l’impulsion des Oratoriens, d’un plain-chant populaire (messe des Anges, messe royale de Dumont, Rorate, petit Salve...) ;
- commentaires de la liturgie avec un authentique souci de la traduction pour lutter contre les allégories déviantes (L’année liturgique de Don Guéranger est au milieu du 19ème siècle) ;
- surtout, restauration de la communion fréquente par Pie X en 1905 et de la communion précoce en 1907. Le même pape demandera « la participation active des fidèles à la liturgie » ;
- début de la création des cantiques populaires. Dès avant la guerre de 39-45, avec les messes dialoguées, cela permettra une plus forte participation aux messes basses et influencera peu à peu jusqu’aux grand-messes, sous l’impulsion des mouvements comme la J.O.C, la J.A.C, le scoutisme...
- enfin, comme un prélude à Vatican II, l’œuvre liturgique de Pie XII :
- encyclique Mediator Dei en 1947,
- restauration de la Veillée Pascale en 1951 et de la Semaine Sainte en 1956,
- restauration des messes du soir et assouplissement du jeûne eucharistique en 1953.
Cette réforme est la source de la liturgie actuelle. Voici les axes principaux qui ont guidé le travail des Pères et des experts du Concile. Bien loin de constituer une série d’innovations, même sur les points qui ont le plus étonné (prêtre face au peuple, utilisation des langues vivantes, communion dans la main), la réforme est un retour aux sources et particulièrement à la façon de célébrer et de prier de l’Eglise des premiers siècles. En particulier dans les points suivants :
- simplification du déroulement rituel de la célébration ;
- disposition des lieux plus fonctionnels afin de mieux permettre la communication (siège du célébrant, ambon, autel face au peuple...) ;
- rétablissement de la concélébration et fin des messes parallèles et simultanées ;
- priorité donnée à la célébration du dimanche, jour du Seigneur, sur les fêtes de saints et les messes « votives » ;
- première place rendue à la messe avec le peuple, et participation de celui-ci à l’action liturgique ;
- utilisation comme langue liturgique de la langue parlée par les participants ;
- importance redonnée à la parole de Dieu, y compris à l’Ancien Testament et aux psaumes ;
- retour à la prière eucharistique proclamée à haute voix ;
- réintroduction de la Prière Universelle, de la communion dans la main et même, dans certaines occasions, de la communion sous les deux espèces...
Ces points de réforme, parmi tant d’autres, font de la messe de Vatican II, selon l’Ordo Missae de Paul VI promulgué le 3 avril 1969, une célébration plus conforme à celle des premiers siècles de l’Eglise, et donc plus proche de la Cène du Seigneur.