a) De l'événement à la foi
Si nous recevons l'événement du Christ comme un événement de type biblique, le récit que nous allons en faire ne pourra être purement historique (au sens d'histoire scientifique). Il sera possible de soumettre les évangiles à la critique historique mais, selon la tradition biblique, nous allons entendre ces récits comme des appels transcendant la signification que nous y mettons.
Mais Jésus entre-t-il dans le cadre des événements bibliques ? Peut-on considérer que l'événement de Jésus a la même hauteur, la même dignité que l'événement du Sinaï? Que l'expérience de l'Exil ? Que le martyre des Maccabées? Ce serait à prouver... non par une « preuve historique », mais parce que l'appel de Jésus correspondrait à l'appel du Sinaï: Dieu continuerait de faire, à travers l'événement de Jésus, ce qu'il a fait au Sinaï.
Autrement dit: si le Mémorial est le Sinaï et uniquement le Sinaï, que vient donc faire Jésus ?
• Ou il vient prolonger le Sinaï, c'est-à-dire en montrer une facette nouvelle et pourquoi pas en tant que prophète. Nous entendons alors son témoignage comme l'accomplissement (au sens vétérotestamen-taire) du Sinaï. Et c'est ainsi le Sinaï qui demeure l'événement fondamental.
• Ou Jésus, sans se référer au Sinaï, parcourt sa carrière à lui, parle de lui-même et s'attache des disciples... Dans ce cas, il sort du cadre biblique, il tombe dans la série des événements historiques (au sens plat du terme), relevant de l'enquête scientifique ou de la cohérence mythique.
Autrement dit encore :
• Ou Jésus, événement historique, n'apporte rien de neuf, sinon peut-être quelque agitation sociale ou politique, quelque sentiment moral ou religieux... Il intéresse l'humanité en tant que figure nouvelle. C'est l'interprétation de Reimarus, Lessing, Herder: Jésus apporte un message nouveau, mais qui ne change rien, fondamentalement, à la nature humaine; il ajoute seulement à l'héritage humain.
• Ou Jésus entre dans le cadre biblique. Il est, en ce cas, nécessairement soumis à l'interprétation du Sinaï, à cette lecture qui voit dans les événements du Sinaï un appel de Dieu. Jésus ne fait alors que déployer le mémorial, la signification en mémorial du Sinaï.
Si Jésus ne fait que déployer la signification du Sinaï, il se référera nécessairement à cette pratique du peuple pour la purifier, l'approfondir; mais il ne la changera pas.
Or, précisément, il la change ! Il sort du cadre biblique...
À vrai dire, par rapport à l'événement du Christ, nous ne sommes pas dans la même situation spirituelle que par rapport à l'événement du Sinaï: là, nous étions portés par un récit dont nous découvrions peu à peu les richesses, la profondeur, la plénitude... Mais, devant cette figure du Christ, par quoi sommes-nous portés?
Est-ce l'événement du Sinaï qui donne sens à l'événement du Christ? Ou est-ce, à l'inverse, l'événement du Christ qui donne sens au Sinaï? Il s'agit, cette fois, d'un événement critique, d'un procès: oui ou non, est-ce l'événement du Sinaï qui est l'événement final, eschatologique, indépassable?
L'événement de Jésus est, en fait, un événement qui, sans prétendre aboutir à un changement de religion, nous appelle à un approfondissement: il bouleverse notre attitude par rapport aux récits qui nous enfantaient à la foi. C'est donc un événement qui change le contenu de la foi et la façon de se situer par rapport aux événements fondateurs de la foi, c'est-à-dire aussi notre vision de l'histoire... Un événement historique qui bouleverse la foi : voilà un autre type d'articulation entre histoire et foi.