d) Comment Jésus parle-t-il de lui-même?

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Comment entrer en christologie de façon correcte ? [Jean-Marie Beaurent, RTP/282-298
d) Comment Jésus parle-t-il de lui-même?

Jésus ne répond pas aux questions - c'est étrange ! Il ne révèle pas directement qui il est; il laisse deviner, il fait dire aux autres qui il est : « Mais pour vous, qui suis-je?'» (Mt 16,15)... Sa façon d'agir inspire une nouvelle attitude intérieure.
Les titres attribués à Jésus, ce sont les autres qui les lui décernent - comme s'il ne savait pas! Et quand lui-même provoque la question au cœur des disciples et qu'ils balbutient quelque chose, Jésus acquiesce, mais non sans nuancer. Ainsi, avec Pierre, lors de la confession de Césarée, ne semble- t-il pas dire: « Fils de Dieu ? Dans le fond, tu as raison, Pierre, mais tu as encore des catégories juives; tu ne te rends pas compte de ce que, pour moi, ce titre représente ! Le trône du Fils de Dieu, c'est la Croix ! » Au fur et à mesure de leur vie avec Jésus, les apôtres et les disciples le découvrent :
•    En vivant avec Jésus, ils se rendent compte de sa qualité d'existence juive, de ce qu'il met sous les schémas juifs de pureté, par exemple; comment il habite le Sinaï, le Temple; comment il vit la prière, le shabbat...
•    Ils s'interrogent en fonction des catégories qui sont les leurs ; comme les pharisiens et les sadducéens, ceux qui vivent avec lui s'attendent à telle réaction de sa part selon le consensus des Sages et sont heurtés, questionnés par son attitude personnelle.
S'ils tentent de qualifier l'expérience nouvelle de Jésus à laquelle il les introduit, ils ne le peuvent qu'à partir de leurs catégories juives.
La pédagogie de Jésus est infiniment respectueuse de son propre mystère et de la liberté:
•    il fait vivre sans nommer; il laisse l'autre nommer;
•    mais, en même temps, il laisse la nomination ouverte de telle sorte qu'elle puisse changer au fur et à mesure que l'autre avance dans l'expérience.
Jésus ne transporte pas des catégories dans la tête de ses disciples, mais il oriente leur expérience commune en un certain sens, de sorte qu'à la fin ils ne mettent plus sous les mots les mêmes choses qu'auparavant; en faisant vivre, il ouvre à une nouvelle vision des événements.
Mais il laisse toujours ouverte la confession de foi, la profession de confiance; à certains moments, des groupes entiers de disciples le quittent et partent: après le «discours sur le Pain de vie » (Jn 6), par exemple. Pour ceux-là, son langage sur la manne est irrecevable; selon les catégories humaines habituelles et les catégories juives traditionnelles, c'est inadmissible ! - à moins que sa vie quotidienne avec le Père et avec les siens ne soit précisément cette « nouvelle manne » donnée par Dieu pour la traversée d'un nouveau désert... auquel cas Jésus pourrait tenir sur le Pain de vie un discours réservé à Moïse.
Poser la question en ces termes témoigne qu'on a opté : c'est parce que lui, Jésus, est déjà pour ses disciples la « nouvelle manne », la nouvelle loi, qu'ils peuvent comprendre son langage au second degré.

Avec des gestes et dans une expérience vivante, Jésus révèle à ses disciples, non qu'il est « le Fils de Dieu », mais qu'il se passe quelque chose, qu'il y a du nouveau et qu'il faut être attentif. Jésus fait entrer d'abord dans une situation.
En ce sens, Bultmann a raison de dire que Jésus ne s'annonce pas lui-même, mais se retire derrière l'annonce prophétique du Royaume de Dieu. Il ne s'est pas annoncé « vrai Dieu et vrai homme » à la manière du concile de Chalcédoine; il s'est retiré derrière son message. C'est le message du Royaume de Dieu, de l'appel à la confiance, qui devient central dans sa prédication; ce n'est pas lui...
 

 

Jésus ne s'annonce pas lui-même, c'est vrai : «Je ne parle pas de moi-même; mais ce que je vous dis, je l'ai reçu de mon Père » (Jn 8,14-18). Mais, en même temps, il porte sur les événements un regard d'une telle transparence et d'une telle intensité, qu'à vivre avec lui ses disciples apprennent à regarder de la même façon et ils voient du neuf: « Les aveugles voient, les boiteux marchent, les pauvres sont évangélisés » (Mt 11,5), les pauvres sont habités par la joie, les miséricordieux par une miséricorde venue d'En-Haut,...

Peu à peu, des événements anodins - une femme retrouvant une drachme, un marchand découvrant une perle - deviennent paraboles, façon autre d'exprimer ce qu'on est en train de vivre : c'est tellement neuf, à portée de la main ! Toute l'existence en est comme habitée, transformée...
Tout est vu avec des yeux neufs... Grâce à qui? À Jésus ! Les siens commencent à partager sa façon d'être. Au fur et à mesure que Nicodème accepte de regarder, son regard change; d'écouter, il n'entend plus les choses de la même manière; d'accueillir, la qualité de ses gestes se transforme; et, pour lui qui sait appeler les choses par leur nom, les mots changent de sens.
Les disciples et le Maître, ensemble, font l'expé-rience communautaire d'un changement de regard sur
les événements, sur les êtres, au point que la vie quotidienne devient signe du bouleversement qui est en train de s'opérer. On le nomme, parce qu'il faut bien lui donner un nom - et on s'apercevra ultérieurement qu'on ne savait pas alors ce qu'on disait! - on le nomme: « Royaume de Dieu », « le Royaume », « le règne » : c'est encore une catégorie juive (vétérotestamentaire); il se passe quelque chose comme « le Royaume de Dieu ». L'essentiel est de continuer l'expérience et de s'apercevoir qu'en expérimentant ce « Royaume », on change soi-même. La vie prend une densité nouvelle, Dieu n'est plus seulement lointain ; il devient une proximité paternelle qui suscite le quotidien... Ce qu'on est en train de vivre change les schémas mentaux juifs.
La question, alors, n'est plus : « Qu'est-ce qui se passe ? » mais : « Qui est-il, lui ? »... Lui, au contact de qui la vie reçoit comme une lumière intérieure qui la renouvelle.
Qui es-tu, Jésus?... Là encore, il se dérobe; il ne parle pas de lui-même, mais de « Celui qui l'a envoyé », de Quelqu'un d'autre.
Quand les disciples s'interrogent sur celui qui les fait iis qui donc vivre de telle façon que leurs catégories traditionnelles pour stcelui-là? interpréter l'événement changent de l'intérieur au fur et à mesure qu'ils vivent cet événement, quand les disciples l'interrogent, il ne répond pas; il leur fait vivre une relation avec un Autre !
La clé de sa personne, un Autre la détient ! Et Jésus fait vivre la même expérience à ses disciples ; il leur fait expé-rimenter que la clé de leur personne à chacun d'eux, un Autre la détient. Nous cherchons la clé de notre existence et nous voudrions la posséder, mais lui nous dit: « Recevez- vous ! » - « Toi, qui es-tu, Jésus, pour nous faire expérimenter une telle relation avec le Père ?» - « Je ne suis rien de moi- même, comme vous n'êtes, vous aussi, rien de vous-mêmes: je commence à vous en faire faire l'expérience »...
Jésus ne nous dit pas qui il est, mais il nous fait expéri- in relation    menter, à l'intérieur de nous-mêmes et dans notre relation à
au Père.    lui, que tout vient d'un Autre : ce que nous sommes en train
de vivre et ce qu'il est, lui qui nous permet une telle expérience, tout vient de Celui qu'il nomme son Père.