Ch13 §4 Les apparitions du Ressuscité [FB/418-423]
Si la Résurrection est de Dieu, l'homme ne peut pas s'en donner la manifestation. Les Évangiles vont sans cesse dire la résurrection avec un verbe au parfait passif: ôphtè/ il a été donné à voir. Comme tout parfait passif, il dit une chose qui a été reçue dans le passé et qui dure. Ça leur est arrivé et ça dure. Ce n'est pas eux qui se sont fait du cinéma...
Si Dieu, dans son mystère éternel, n'a eu de cesse qu'il ne se soit montré vivant, lorsque sa croix achève cette révélation de l'Amour du Père par la part qu'y prend le Fils, on ne voit pas pourquoi il ne l'aurait pas manifestée.
Enfin, si la Résurrection est ce mystère d'Amour qui donne vie au-delà de la vie, elle ne peut pas plus se démontrer qu'on ne démontre une rencontre d'amour. Démontrer la résurrection serait la nier comme mystère divin et rencontre d'Amour. La résurrection se reçoit, elle se vit, et ce qui se vit témoigne. C'est ce qu'ont fait les apôtres et ceux qui ont écrit le Nouveau Testament.
Le témoin de Dieu n'est reçu que dans la foi donnée par Dieu. De même un témoignage d'amour n'est reçu que par ceux qui en vivent. L'étranger qui voit une mère à genoux devant son bébé à gazouiller avec lui ne comprend pas grand chose à ce qui se passe à moins qu'il ait lui-même des enfants. Les mieux placés pour voir la Résurrection étaient les soldats romains qui gardaient le tombeau. Ils n'ont rien compris et ont raconté qu'on avait volé le cadavre. Seuls les croyants ont vu, ils étaient sur le registre de l'Amour.
Quand on doit témoigner de quelque chose qui a bouleversé et fait reculer les frontières de la vie, on ressent la faiblesse des mots. Il faudrait tout dire et son contraire. « Les mots me manquent » dit-on pour s'excuser. Et plus on avance plus on a envie de se taire. Viennent alors les larmes ou le rire. Quelquefois on essaie d'expliquer. Mais on ne le fait pas de la même manière dans la culture sémitique et dans notre culture.
Pour prendre une image: pour accéder à l'au-delà, le sémite dit une chose et lui oppose aussitôt son contraire. Puis il sourit: « Elu weelu divrey Elohim hayim/l'un et l'autre sont parole du Dieu vivant » (Gittin 6b). Tout le monde comprend qu'il faut se tourner vers le haut, sans la prétention de comprendre mais pour deviner. Autre image: pour dire l'au-delà, le sémite pose une échelle à droite et une échelle à gauche et monte ensemble les barreaux de gauche et de droite. Le grand écart étant impossible, il descend et regarde vers le haut.
La pensée occidentale avance, depuis la petite école, par thèse, antithèse, et synthèse. Pour reprendre notre image, elle met l'échelle au milieu. Mais, sachant que Dieu ne s'atteint pas, elle monte chaque barreau, en se posant la question : est-ce moi qui monte ou Dieu qui descend ? Et puis, après avoir monté un barreau, elle s'empresse de dire: ceci n'est qu'une approche « analogique » bien loin de la réalité de Dieu. Puis, elle monte un nouveau barreau. Les récits de Résurrection ont connu les deux formulations, mais nos Évangiles s'expriment le plus souvent à la manière sémitique.
Voici quelques exemples de cette manière sémitique de dire l'au-delà :
- Quand Jésus apparaît à Marie-Madeleine, elle le prend pour le jardinier. Mais il dit : « Myriam » et elle le reconnaît : « Rabbouni » - « Ne me retiens pas ! » ou « Ne me touche pas », « je ne suis pas encore remonté vers mon Père ». Puis elle témoigne: c'est lui, comme autrefois (Jn 20,13-18) et pourtant différent.
- Jésus apparaît à d'autres femmes (Mt 28,9s). Les apôtres sont apeurés, enfermés dans le Cénacle ; Jésus entre toutes portes closes: c'est un esprit! Mais il mange avec eux (Mc 16,14; Jn 20,19-23); ils peuvent le toucher: c'est Lui, comme autrefois (Lc 24,36-43) et pourtant différent.
- Ils sont sur le lac; il apparaît: c'est un fantôme ! Mais il leur a préparé le poisson et mange avec eux: c'est Lui, comme autrefois (Jn 21,4-9) et pourtant différent.
- Les pèlerins d'Emmaüs marchent avec un étranger. Mais ils le reconnaissent à la fraction du pain: c'est Lui, comme autrefois (Lc 24,13-53) et pourtant différent puisqu'ils ont fait toute la route avec lui sans le reconnaître.
Dans tous ces exemples, les apparitions du Ressuscité sont des apparitions réelles, mais le mystère ne peut plus se dire que par juxtaposition de deux sentences opposées.
Les apparitions du Ressuscité prolongent pour les croyants la visibilité du Jésus incarné par Amour. Il était déjà résurrection quand, de son vivant, il ne faisait que dire le pardon du Père et la vie nouvelle qui en résultait. Cette résurrection était visible pour les croyants et ils avaient cru : « Les aveugles voient, les boiteux marchent, les lépreux sont guéris et les sourds entendent, les morts ressuscitent et la bonne nouvelle est annoncée aux pauvres » (Mt 11,4). Ils avaient même tout quitté pour le suivre. Maintenant qu'il avait accompli l'œuvre du Père en y adjoignant son propre pardon sur la Croix, sa Résurrection pouvait continuer à se manifester au-delà de la mort. Le ressuscité pouvait pardonner à Pierre et se donner à voir à tous ceux qui auraient à témoigner de Lui. Même Paul en est gratifié, lui qui, sur le chemin de Damas, a vu le Ressuscité quand il faisait mourir l'Église. « Je vous rappelle, frères, l'Évangile que je vous ai annoncé, que vous avez reçu, et dans lequel vous demeurez fermes, par lequel vous serez sauvés si vous le retenez tel que je vous l'ai annoncé; sinon, vous auriez cru en vain. Je vous ai transmis en premier lieu ce que j'avais reçu moi-même: le Christ est mort pour nos péchés, selon les Écritures. Il a été mis au tombeau, il est ressuscité le troisième jour, selon les Écritures. Il est apparu à Képhas puis aux Douze. Ensuite il est apparu à plus de cinq cents frères à la fois; la plupart sont encore vivants et quelques-uns se sont endormis. Ensuite il est apparu à Jacques, puis à tous les apôtres. En tout dernier lieu il m'est aussi apparu, à moi "l'ectrôma / l'incident à la naissance (il est né en tuant sa mère)". Car je suis le plus petit des apôtres, moi qui ne suis pas digne d'être appelé apôtre parce que j'ai persécuté l'Église de Dieu... » (1 Co 15,1-9).
Le lien entre la résurrection du vivant de Jésus et la résurrection de la mort était tel que l'on pouvait être tenté de penser que Jésus n'était pas réellement mort mais n'avait fait que passer d'un statut à l'autre. Les pèlerins qui venaient à Jérusalem pour les fêtes ont très vite été tentés par le « docétisme », la gnose d'un ressuscité supraterrestre, dont l'Incarnation et la mort n'auraient été qu'une enveloppe passagère (1 Jn 1,7-10; 2 Jn 4). Ils auront toujours à se replonger dans le mystère de cette mort. C'est pourquoi ils sont venus très tôt en pèlerinage au tombeau. Voir la pierre qui a été roulée. La pierre était considérée en ce temps-là comme la frontière du Shéol (enfers). La conclusion s'imposait: il est vraiment mort et les trois jours, nécessaires au constat de décès, le confirment (Mt 28,1-8; Mc 16,1-8; Lc 24,1-11 ; Jn 20,1). La résurrection est vraiment une résurrection d'entre les morts et le séjour derrière la pierre qui a roulé, une descente aux enfers. Les Évangiles témoignent: « Pèlerins, venez voir le tombeau et la pierre, c'est là que Jésus a été enterré après être réellement passé par la mort ».
Des apparitions ont été vues par les croyants. « Ôphte/il a été rendu visible » est l'expression la plus fréquente de ces apparitions. Parfois, même si les expressions contrastées mentionnées plus haut (pareil/différent; fantomatique/mangeant) laissent place au mystère, les évangélistes insistent sur le caractère bien réel des apparitions. Ainsi Thomas manquant une première rencontre, fait-il part de son incrédulité. Quand Jésus revient, il peut mettre ses doigts dans les trous des clous (Jn 20,19-29). Ces apparitions sont bien réelles. Simon, après une pêche miraculeuse, est rétabli devant les apôtres dans sa vocation de « Pierre/roc » sur lequel est fondé l'Église par le Ressuscité. Il lui dit: « Pais mes brebis! » (Jn 21.) Sans cette remise en selle par le Ressuscité, on ne comprendrait pas que le renégat ait pu devenir le chef des croyants. Ce ne fut d'ailleurs pas facile pour l'Église de Jean.
Paul est rencontré au chemin de Damas. Quatre recensions racontent l'événement: « il voit une lumière » (Ac 9,3), « tous la voient » (22,9; 26,13), « il tombe à terre » [tous tombent 26,14] « et il entend une voix qui s'adresse à lui » [et non à ses compagnons 22,9], « ses compagnons la perçoivent sans voir personne » (9,7). « Il est ravi jusqu'au troisième ciel, est-ce dans son corps ou hors de son corps... il est ravi jusqu'au paradis et entend des paroles ineffables » (2 Co 12,2s). « Il se relève aveugle » (Ac 9,3-8). De même que Paul ne parvient pas à cerner ce qui lui est arrivé, Pierre, délivré de sa prison, croit lui aussi rêver. Mais, conduit hors les murs de la ville, il sait qu'il n'a pas rêvé (Ac 12,6-11).
Jésus devait se retirer par respect pour le refus de ses adversaires. Pas plus que les gardes du tombeau les adversaires ne voient le Ressuscité. Par contre, pourquoi ne se serait-il pas manifesté à ceux qui l'ont suivi et auprès desquels il devait rester présent, même si c'était d'une autre manière ? Il devait les acclimater à cet autre type de présence qui serait la sienne désormais dans les sacrements. Les apparitions du Ressuscité sont pour les croyants les premiers signes sacramentels de cette nouvelle présence promise jusqu'à la fin du monde.
Les apparitions pouvaient être des visions à la fois dans le corps et au « troisième ciel ». De nombreux mystiques ont eu de pareilles visions dans lesquelles il est Impossible de discerner ce qui vient de leur « être de chair » psychique, culturel, physique, et ce qui est donné du ciel. Mais il pouvait aussi s'agir de signes parfaitement visibles, tels que l'amour peut les donner dès lors qu'il est créateur. L'apocalyptique ne voyait pas autrement la création d'Adam: une création à partir de rien, transfigurée par l'Amour au point que l'homme, à sa création, partageait « l'image de Dieu » dans l'immortalité. Elle ne voyait pas autrement la naissance virginale de Jésus: Dieu se livrant par Amour dans « l'être de chair » psychique, culturel, physique de la Vierge, dans une harmonie telle qu'il n'était pas possible de dissocier ce qui était de l'homme et ce qui était du ciel. L'apocalyptique ne voyait pas autrement la possibilité pour Jésus, refusé par les chefs de sa nation, de repartir librement au ciel avec son corps dès lors que l'amour du Père continuait de transfigurer « l'être de chair » (psychique, culturel, physique) qui le faisait homme au milieu des hommes. Les témoins de la Résurrection, héritiers de l'apocalyptique juive, ne voyaient pas autrement la présence au milieu d'eux de celui qui avait été jusqu'au bout de l'Amour et du pardon sur la Croix, et pouvait, de ce fait, être totalement remonté dans la Gloire et manifesté totalement aux croyants. Il leur était présent, que ce soit dans les apparitions ou dans les eucharisties ou les baptêmes qui se célébraient en mémoire de Lui et faisaient d'eux les Temples de cet Esprit d'Amour qui avait, dans les événements de Pâques, atteint sa plus haute manifestation.
Jésus avait assuré sa victoire contre le Satan : ressuscité, il demandait à ses apôtres de baptiser (Mt 27,19) au Nom du Père dans le premier pardon, au Nom du fils dans le second pardon et au Nom du Saint-Esprit dont ils avaient maintenant reçu double part. Puis il les envoyait diffuser ce double pardon dans le monde entier (Mc 16,15) à tous les croyants (16,16). « Et voici les miracles qui accompagneront ceux qui auront cru: par mon nom ils chasseront les démons, ils parleront en langues... » (16,17). L'œuvre de Jésus se poursuit en eux.