Ch12 §1 La mort de Jésus, impasse et pardon, Signes avant-coureurs [FB/363-367]
L'acquiescement à la prédication du Royaume ne se programme pas. La proposition de Jésus pouvait rencontrer tout aussi bien le refus que l'accueil. Son lien avec le Père lui trace la voie, faite tout à la fois de lumière et de miséricorde. Il venait rétablir l'harmonie originelle voulue par Dieu au premier jour de la création. Le courant officiel voyait cette harmonie originelle se jouer dans un monde fait de bien et de mal, offert à la liberté humaine inspirée par le bon et le mauvais esprit pour que, guidée par la Torah, elle puisse réaliser la performance du retour à Dieu.
Le courant apocalyptique se différenciait de cette vision par un optimisme radical. Il imaginait le premier acte de création dans une telle harmonie d'amour que l'homme, tout en restant une créature limitée, en était transfiguré à l'image de Dieu et immortel dans la grâce bien que créé et donc limité. Simple créature, il recevait la Torah d'amour et ne pouvait rêver plus grande liberté que de ne plus pouvoir faire autrement que d'aimer Dieu. Cette harmonie, due à l'Amour créateur, n'avait pu être rompue du seul fait de l'homme, sans l'instigation du Malin. L'homme ne pouvait pas davantage la retrouver par lui seul.
Jésus se savait, comme Moïse et Élie autrefois, « envoyé/shaliah » par le Père pour cette réconciliation. Adepte du courant apocalyptique, il savait que le « Malin », inspirateur du doute puis de la rupture dans la première harmonie d'amour, pouvait aussi faire obstacle à celui que Dieu envoyait pour la rénover. C'est pourquoi les courants qui attendaient un Messie l'attendaient caché et ignoré de tous, même des anges (Jn 7,27). L'Évangile de Marc est jonché de cette défiance vis-à-vis du Satan. Quand Satan le reconnaît, Jésus le menace: « Tais-toi, sors de cet homme » (Mc 1,24s). Il le chasse ou le fait taire (Mc 3,10-12; 3,22; 5,1 - 20 ; 6,12 ; 7,36 ; 8,26 ; 8,33 ; 9,17-29). Il nous invite à prier le Père pour qu'il nous délivre du « Mauvais » (Mt 6,13). Après ses miracles et même après la Transfiguration qui le manifeste à ses apôtres au sommet de sa Gloire, il recommande que l'on n'en dise rien à personne (Mc 9,9). Il monte à Jérusalem et ne veut pas éveiller la vigilance ou la jalousie du Satan, ne serait-ce que par ses suppôts postés en embuscade pour le condamner. Puis il chasse le démon de l'épileptique et recommande la prière à ses disciples (Mc 9,14.29). Quand le Satan est chassé de la maison, il revient avec sept démons plus forts encore reprendre possession de son domaine (Mt 12,43 ; Le 11,24). Et au moment de la Passion, Satan entre en Judas (Jn 13,27).
On dira que le Satan est une image ! Bien sûr, comment parler autrement qu'en images de réalités qui dépassent l'horizon de l'homme? Sauf à refuser Dieu - c'est le choix raisonnable de l'athée - les deux mondes de l'homme et de Dieu ne peuvent se rejoindre que dans le « troisième lieu » du symbole. Celui-ci peut être le mythe mais peut aussi trouver sa traduction en philosophie ou en psychanalyse, voire dans une histoire d'Alliance, ancienne ou nouvelle... etc. Dans la Bible ce « troisième lieu » n'est plus le seul reflet de l'imaginaire de l'Homme ou de son inconscient mais émane d'un mouvement de rencontre entre Dieu qui aime en se donnant et l'homme qui aime en donnant sa foi. Cette rencontre est donc toujours le reflet d'une expérience de foi et est modulable selon la teneur de cette foi.
En parlant de Satan, le courant apocalyptique traduisait une expérience de foi bien réelle. C'est cette expérience de foi - on pourrait la comparer à celle de certains courants satanistes aujourd'hui - qui avait amené les adeptes du courant apocalyptique à choisir, pour rendre compte du mal dans le monde, la voie d'une rupture de l'harmonie originelle par un refus à l'instigation de Satan. Le courant officiel s'y opposait: pour lui, le mal était inscrit par Dieu aussi bien dans la création que dans l'homme; de ce fait, l'homme ne pouvait en être totalement responsable et son péché n'avait pas pu hypothéquer l'Alliance au point qu'il faille attendre une nouvelle révélation pour la restaurer. Ce dernier courant deviendra majoritaire chez les rabbins après la chute du Temple. Au temps de Jésus les choix n'étaient pas encore faits.
Jésus emprunte le personnage de Satan au judaïsme apocalyptique de son temps pour transmettre sa propre expérience de Dieu. Il apporte toutefois sa note particulière à la conception du Satan de l'apocalyptique juive: Jésus se révèle comme Icône de Dieu. En incarnant Dieu sur cette terre, il en incarne aussi le combat contre Satan. Le « troisième lieu » est passé de l'au-delà du monde dans notre monde. Et cela est nouveau. Le Satan du livre de Job reste dans le ciel et mène depuis le ciel son combat (Jb 1).
À Qumran, tandis que l'Apocalypse du maître de justice révèle les croyants comme « fils de lumière » et les prêtres du Temple comme « fils des ténèbres » ou « fils du Diable », ce dernier reste au ciel. Avec Jésus le combat se joue entre l'Icône de Dieu Incarnée sur la terre et l'adversaire obligé de le retrouver sur le terrain de lutte où son partenaire est descendu. Ceci est nouveau. Nous sommes toujours dans un « troisième lieu » symbolique mais il s'est rapproché de l'homme avec l'Incarnation.
Les Évangiles décrivent cette expérience. Et l'on y voit Jésus qui, à la fois, se cache et chasse le Satan. Que Jésus chasse le Satan se conçoit bien. Mais pourquoi se cache-t- il? N'est-il pas assuré de la victoire? C'est toujours quand Jésus se manifeste aux siens qu'il leur recommande de se taire. C'est qu'il veut les protéger! Il sait que, chez les croyants, la sensibilité à l'au-delà, quand il s'incarne dans l'Icône, exacerbe aussi la fascination envers l'au-delà manifesté dans le mal. Cela se vérifie dans le monde de l'art où les deux « au-delà », celui du « beau » et celui du « disgusting/art dégoûtant », rivalisent en même temps et chez les mêmes artistes. C'est aussi l'expérience des mystiques confrontés tour à tour aux visions du ciel et à celles du Satan ou de l'enfer. Jésus veut qu'ils prennent du recul vis-à-vis et de l'un et de l'autre... Une modestie qui freine les enthousiasmes et permet le discernement.
L'Athée dira avec raison que tout cela est névrose et préférera n'accepter d'autre Icône de Dieu ou de Satan que celle de Narcisse en extase devant son reflet propre. On aime à ce que tout dépassement de l'Homme émerge de l'Homme dans l'expérience esthétique (Luc Ferry) ou corresponde au miracle de l'accueil du ciel devant un « visage » (Emmanuel Levinas). Mais il y a autre chose dans les témoignages donnés par les Évangiles sur Jésus. Il y a bien dévoilement d'une « Icône de Dieu » et avec elle la manifestation d'une « contre-icône ». C'est pourquoi Jésus se réfugie dans la prière et demande la discrétion sur son activité de thaumaturge. Le conflit éclate cependant dans ses exorcismes.
Ce faisant, Jésus donne à ce qui pourrait n'être qu'imagés la consistance que leur confère sa propre Incarnation. Certes on ne peut pas parler d'incarnation du mal en Satan comme on parle d'incarnation de Dieu en Jésus. Ce serait faire du Mal une divinité et on retomberait dans le dualisme polythéiste. Mais l'Incarnation de Dieu en Jésus transporte sur la terre le combat que lui livre d'adversaire. Ce n'est pas le combat abstrait du Dieu incarné contre le mal. C'est celui de I'« Icône de Dieu » en Jésus contre la « manifestation du Mauvais ». Ce combat culminera d'une part avec Judas « Après [avoir reçu] la bouchée, Satan entra en lui » (Jn 13,27) et, d'autre part, avec la victoire du pardon sur la Croix (Le 23,34). À sa mort Jésus dira : « Tout est achevé. » Puis « Il baissa la tête et donna l'Esprit Saint » (Jn 19,30). Les chrétiens, qui en font l'expérience vitale, ont repris, à la suite de Jésus, les images qu'il a adoptées et modifiées pour exprimer son propre mystère. C'est parce qu'on croit au Christ dans sa lutte contre Satan que le « tiers symbolique » du mal devient réalité manifestée dans « le mauvais ».
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