Ch11 §2 Les paraboles

Les paraboles étaient connues dans le monde grec d'Ésope (VIIe à Ve s. avant J.-C.). Elles seront vulgarisées en France par les fables de La Fontaine. On y trouve un enseignement suivi d'une morale qui dit clairement ce que la poésie a tenté de dire de manière imagée.
Cependant, comme toujours lorsque le judaïsme emprunte quelque chose aux autres cultures, il se l'approprie conformément à sa spécificité religieuse. C'est le cas pour les paraboles. Le judaïsme connaît certes la manière de faire d'Ésope, mais il ne s'en sert pas seulement pour commenter la vie profane ou politique de son temps (comme le font Ésope ou La Fontaine) mais pour commenter l'Écriture dans le midrash (recherche du sens de l'Écriture dans l'exégèse juive).
Le midrash explore les différents sens d'une sentence d'Écriture. L'hébreu n'écrit pas les voyelles. La lecture, par le jeu de la vocalisation toujours à deviner, peut donner lieu à de nombreux sens différents. De même, l'interprétation peut être différente selon les écoles. Supposons qu'il en résulte un choix de cinq sens proposés au lecteur. Il les explore l'un après l'autre. Chacun des sens livre une facette du joyau sinaïtique. Dans ce déploiement de sens, il arrive souvent que l'un de ces sens donne lieu à une explication en forme de parabole. On trouvera alors deux sortes de paraboles: halakhiques (pour dire la morale) et aggadiques (pour dire le mystère). Cf. Referen-ciel : paraboles.
Une parabole halakhique facilitera la mise en application de la morale proposée par le commentateur en écho au consensus des Sages.
Une parabole aggadique, en mettant en relief un trait qui déconcerte, ouvrira sur le mystère contenu dans la parole d'Écriture et la proposera en image à la méditation. L'Évangile connaît les deux formes. Prenons l'exemple de la première parabole dans laquelle les évangélistes expliquent leur méthode et les raisons pour lesquelles Jésus parle en paraboles.
« Voici que sortit le semeur pour semer [...] Une partie du grain est tombée au bord du chemin [...] dans les cailloux [...] dans les épines » (4,3). Le trait qui déconcerte est patent. Qu'est-ce que ce terrain pourri ! Ou : qu'est-ce que ce semeur qui en met plus à côté du champ (sur le chemin, dans les cailloux, dans les ronces) que dans le champ! On ne peut s'empêcher d'être déconcerté. Heureusement, un reste tombe dans le champ ! Et là, il produit trente, soixante et même cent pour un. Vingt, à l'époque, aurait déjà été un exploit de productivité. Vingt sacs de récolte pour un sac de semences était un beau résultat. Ici, c'est du cent pour un ! Tel est le mystère ! On peut alors penser que le semeur est Dieu et la semence. Sa parole. Le semeur a semé partout à côté du champ ! La semence dans le champ, c'est la prédication de Jésus. Avec lui, la Parole tombe avec une croissance miraculeuse. Mais peut-être peut-on comprendre aussi que le semeur est Jésus. Il sème partout mais ce n'est que dans le cœur des disciples que la parole a une croissance miraculeuse, tandis que les autres ont écouté un moment et se sont détournés. Ne cherchons pas plus loin. Il ne faut jamais presser le sens d'une parabole puisqu'elle doit nous mettre devant le mystère. Que ce soit Dieu ou Jésus, la parabole est là pour ouvrir sur le mystère et non pour le réduire.
Suit une explication sur le pourquoi des paraboles:
- « À vous [les disciples] il a été donné de connaître le mystère du Royaume de Dieu » (4,11).
- « Afin que, regardant, ils regardent et ne voient pas, et qu'entendant, ils entendent et ne comprennent pas, de peur [à moins] qu’ils ne se convertissent pour être pardonnés » (4,12).
À lire ces deux sentences, il apparaît que Mc cite Is 6,10: « Endurcis le cœur de ce peuple [...] de peur qu'ils ne voient de leurs yeux, n 'entendent de leurs oreilles, que leur cœur ne comprenne et ne fasse demi tour pour être guéri ». Isaïe reçoit, lors de sa vocation, mission d'éviter à son peuple tout retour en arrière vers les sécurités du passé. Il lui fallait pour cela déconcerter, choquer, qu'en entendant ils ne disent pas : « Ah ! On connaît ! » Et, revenant au passé, vers les oignons d'Égypte, s'imaginent y trouver leur salut. Ils manqueraient le nouveau défi proposé à leur foi. Marc voit Jésus proposer un défi semblable: il doit apporter la nouveauté de l'apocalyptique dans un monde où la garantie du salut était dans l'ancienne Alliance. De concert avec Mt 13,13 et Lc 8,10, il reprend la citation d'Isaïe: il faut s'ouvrir à la nouveauté du message. Mais Marc va suggérer une autre interprétation. Comme il se doit en judaïsme, il faut jouer avec toutes les potentialités du texte. Il emprunte la citation d'Isaïe non pas à la version officielle, mais à une version liturgique (targum) où l'expression « de peur que/dilemah » peut se traduire par « à moins que ». Ensuite il change « être guéri » en « être pardonné ». La finale de la sentence prend maintenant le sens suivant: « à moins que leur cœur ne comprenne et fasse demi tour pour être pardonné ». Jouant sur l'ambiguïté de « faire demi tour/Shuv » qui peut signifier à la fois un « retour en arrière » ou une « conversion », Marc a réussi à dire tout à la fois le défi que représentait la nouveauté de Jésus (premier sens) et le pardon du péché par la conversion à l'écoute de Jésus (deuxième sens).
- Vient enfin, après une version halakhique de la parabole du semeur, qui tire la morale de l'Histoire, une troisième explication du pourquoi des paraboles: « À celui qui a on donnera encore, mais celui qui n'a pas, même ce qu'il a lui sera enlevé » (4,25).
Les trois sentences a, b, c, s'éclairent mutuellement:
- Les disciples ont la foi en une nouvelle révélation du ciel. Il leur est donné de connaître le mystère du Royaume.
- La parabole dit le mystère à la fois comme une invitation à ne pas « retourner en arrière » mais à accepter la nouveauté du dévoilement opéré par Jésus. Mais, chez Marc, elle explique aussi ce dévoilement comme une démarche de conversion incluant le pardon des péchés.
Celui qui a la foi en l'ouverture du ciel reçoit la Torah dévoilée. Celui qui n'a pas cette ouverture se verra enlever même ce qu'il pensait détenir dans la Torah des Sages.
Après cette explication sur le pourquoi de l'utilisation par Jésus de la « parabole », les évangélistes font une relecture halakhique de la parabole.
Pour eux, il est clair, quelles que soient les versions synoptiques, que le semeur est maintenant Jésus et la semence sa Parole (Mt 13,19 ; Mc 4,14 ; Le 8,11 ). Sur le chemin la Parole rencontre des gens qui écoutent (Mc 4,15) mais Satan intervient qui retire la semence. Dans les pierres, elle rencontre des gens qui écoutent (4,16) mais ils succombent dans les persécutions (4,17). Dans les ronces, elle rencontre des gens qui, une fois convertis (4,19), s'enfoncent dans les soucis du monde, le luxe et les richesses.
Il devient clair que les trois terrains de la parabole aggadique représentent maintenant les différentes situations des premiers chrétiens. La parabole vise à les encourager à la persévérance dans un monde marqué par Satan, les persécutions, le bonheur profane. La parabole est devenue halakhique. On peut certes y voir une application morale donnée en privé par Jésus à ses disciples une fois achevée sa prédication sur le Royaume devant la foule. Mais on peut tout aussi bien y voir une relecture de la primitive Église dans les temps d'affrontement avec le paganisme et ses persécutions.