Ch11 §2 E. Autre exemple : la parabole du pharisien et du publicain

la parabole du pharisien et du publicain (Lc 18,9-14)
Un autre exemple nous montrera le passage du sens aggadique au sens halakhique, non plus dans deux récits successifs, mais dans le même texte. La parabole précédente illustrait le mystère de la Parole, celle-ci illustre celui du pardon.
« Deux hommes montent au Temple pour prier, l'un pharisien et l'autre publicain. » Le pharisien prie debout, comme on le lui a appris, en rendant grâce à Dieu (Is 12,1 ; la prière juive de la 'amldah se récite debout). Il rend même grâce de ce qui le rend différent des autres. Sa prière est magnifique dans le cadre juif qui est le sien. Le publicain, par contre, faisait partie de cette engeance honnie par tous, les collecteurs d'impôts pour Rome ou trafiquants financiers. Il « n'ose pas lever les yeux vers le ciel et se frappe la poitrine: Dieu pardonne à moi le pécheur ». Jésus dit alors: « Celui-ci descendit justifié dans sa maison [par'ekeinon] à l'instar de [ou avant] celui-là ! » Voilà ce qui déconcerte et ouvre sur le mystère. Jésus révèle le mystère du pardon du Père qui rejoint le publicain comme le pieux pharisien et même peut-être avant lui. La parabole ouvre sur la folie de la miséricorde divine.
Quand les apôtres prêchent la parabole, les bons pharisiens d'autrefois, qui ont pris la place des prêtres, sont devenus leurs persécuteurs. Ils relisent la parabole aggadique sur le mystère de la miséricorde et en font une parabole hala- khique sur le désaveu de l'orgueil. Ils introduisent la parabole par une dénonciation « de ceux qui se croient justes [les pharisiens récents] et méprisent les autres [les chrétiens] » (Le 18,9). La morale tombe à la fin comme dans les fables de La Fontaine : « Celui qui s'élève sera abaissé et celui qui s'abaisse sera élevé » (18,14). Dans ce cadre, la phrase de Jésus : « celui-ci descendit justifié dans sa maison « à l'instar de » l'autre ou « avant » l'autre » prend le sens, possible en grec classique, de « par
opposition à l'autre ». C'est ce sens qu'il gardera dans nos traductions, influencées par le cadre lucanien. La parabole aggadique sur le pardon est devenue une leçon de morale anti-pharisienne.
Qu'elles soient relues ou non, les paraboles de Jésus, dans leur première formulation, étaient essentiellement aggadiques. Pour faire bref nous pouvons les classer en deux grandes catégories: les paraboles de miséricorde et les paraboles sur le Royaume de Dieu. Elles sont complémentaires car, comme nous l'avons vu précédemment, ce qui suit le pardon du Père c'est le rétablissement de la création dans sa vocation originelle.
La parabole du pharisien et du publicain en était une. D'autres ouvrent sur le même mystère.
Mt 18,23-35
« Le Royaume des deux est encore semblable à un roi qui veut régler ses comptes. Un de ses serviteurs lui doit dix mille talents » (un talent correspond à trente-cinq kilos d'or. Multiplié par dix mille, c'est le budget annuel d'une nation à cette époque I). Le pauvre promet de rembourser! On rit. Pour finir, le roi lui remet toute sa dette. Le pardon est infini comme l'était la dette. Le mystère sur lequel s'ouvre la parabole est évidemment celui de la dette originelle, telle que la pensait l'apocalyptique, impossible à rembourser sans une intervention du ciel.
L'Église n'aura plus qu'à en tirer la conséquence pour la morale chrétienne, dans la suite de la parabole: celui à qui il avait été tant remis aurait dû remettre la petite dette de cent journées de travail que son ami avait contractée envers lui. Or il ne le fait pas. Il sera jeté en prison, privé du Royaume. On est passé, dans cette seconde partie, de la parabole aggadique à la parabole halakhique, de l'Évangile à La Fontaine.
Mt 20,1-16
« Le Royaume des cieux est comparable à un maître de maison qui sortit pour embaucher. » L'ouvrier de la dernière heure reçoit autant que l'ouvrier qui a travaillé toute la journée. Ainsi est le cœur de Dieu, dont la miséricorde infinie ne compte pas les heures. Le cœur de Dieu est tout aussi mystérieux que le Royaume qu'il instaure. La parabole n'a pas été moralisée par la primitive Église. Son sens ne s'y prêtait guère.
Lc 15,11-32
Comment ne pas citer ici la parabole appelée un peu vite « de l'enfant prodigue ». Deux fils sont montrés : le fils prodigue, rongé par le péché, accueilli dans le pardon du Père, et recouvrant son statut originel de fils pour lequel on tue le veau gras. Les tenants de l'apocalyptique, voyant Jésus s'adresser aux publicains et aux pécheurs, devaient s'y reconnaître. Quand on se reconnaît assez pécheur pour ne plus exister que dans le pardon de l'autre, ce dernier peut prendre toute la place. C'est alors la rencontre. Le père va au-devant du fils et le rétablit dans sa maison. Le père de la parabole nous élève jusqu'au mystère de la miséricorde divine. Dieu peut, comme au premier jour de la Genèse, tout recréer dans son amour et tuer le veau gras. L'autre fils n'a pas quitté la maison. Il est « juste » (ajusté à Dieu) et « n'a jamais transgressé un seul commandement ». Mais, parce que la « Présence » est devenue une habitude, il n'en a pas pris la vraie mesure. Satisfait, il ne voit pas que son cœur est « voilé ». Il a fallu le retour du pécheur pour qu'il remarque qu'il n'est pas de la fête et n'a jamais eu « un chevreau pour festoyer ». Il n'arrivera jamais à se consoler de n'avoir pas connu la tendresse des retrouvailles. La parabole haggadlque des deux fils ouvre sur le mystère des deux courants du judaïsme contemporain de Jésus devant le pardon divin.
Paul mesurera le scandale de cette miséricorde. « Faudrait-il donc que nous restions dans le péché pour qu'abonde aussi la miséricorde? À Dieu ne plaise! » (Rm 6,1). Il est vrai que Dieu n'aime pas le péché. Mais peut-il faire quelque chose devant celui qui refuse de le confesser? Comme les publicains et les pécheurs, le Fils prodigue a confessé : « Je ne suis plus digne d'être appelé ton enfant ». C'est alors que la miséricorde a pu surabonder. (Benoît XVI, Jésus de Nazareth, p. 226, en tire toute la force de relecture par l'Église).
On retrouve le même sens dans la parabole de la brebis perdue (Mt 18,12-14; Lc 15,4-7).
Mt 13,31s
« Le Royaume est semblable à une graine de moutarde, qu'un homme ayant pris a semé dans son champ, la plus petite de toutes les graines qui devient un grand arbre où les oiseaux font leur nid ». En fait, la graine de moutarde est loin d'être la plus petite des graines potagères ! Récoltée en cosse, elle se cuit comme de petites lentilles.
Quant à sa taille, ressemblant au colza par sa fleur, elle peut atteindre un mètre et même un peu plus dans de bonnes conditions, de là à porter un nid d'oiseau, il y a un monde. Ceux qui écoutaient devaient rire comme on rit de la sardine qui bouche le port de Marseille ! Mais le rire met en évidence le mystère de la croissance imprévisible du Royaume.
Mt 13,33
« Le Royaume est encore semblable à une pincée de levain enfouie dans trois mesures de farine. » Une mesure, sata grec, séah hébreu, fait quinze litres; et le levain, à l'époque, entre pour cinquante pour cent dans la pâte. Une pincée de levain pour quarante-cinq litres de farine! Après un sourire, on se tourne vers le mystère: le Royaume déborde l'entendement humain ! Il est l'instauration d'un monde où l'homme est dépassé par le don qui lui est fait.
Mt 13,44-46
« Le Royaume des cieux est semblable à un trésor caché dans le champ qu'un homme, l'ayant trouvé, a caché et dans sa joie il s'en va et vend tout ce qu'il a et achète ce champ-là. »
« Le Royaume des deux est semblable à un marchand qui cherche de belles perles. Or ayant trouvé une perle de grand prix, étant parti, il a vendu tout ce qu'il avait et l'a achetée. »
Ces paraboles sont étranges. C'est pourquoi nous les avons traduites mot à mot pour ne pas interpréter. Si l'homme a trouvé le trésor, pourquoi ne part-il pas en le mettant dans son sac? Pourquoi le re-cacher, tout vendre pour acheter le champ? Et le marchand, s'il a trouvé la perle, pourquoi ne la prend-il pas? Pourquoi tout vendre pour l'acheter, comme s'il ne l'avait pas trouvée? C'est ce point, irrationnel, qui réunit les deux paraboles: le royaume découvert ne s'acquiert que moyennant le renoncement à tout le reste.
Les trois Évangiles synoptiques rapportent que Jésus dit au jeune homme riche (Mc 10,21 s) : « Va, vends ce qui t'appartient, tu auras un trésor dans les cieux et viens, suis- moi. » Et si la perle était le mystère même de Jésus, qu'une fois découvert il faut suivre en quittant tout?
Lc 10,29-37
Dans la parabole du bon Samaritain, on retrouve une rupture de logique analogue. L'épisode chez Luc prend place dans la grande catéchèse pré-pascale, que nous étudierons au chapitre suivant dans la version de Mc 12. Elle traite des deux commandements envers Dieu et le prochain. Chez les juifs, la distance entre Dieu et l'homme n'étant pas réductible, ils ne peuvent se confondre. Or, pour Jésus, ils
ne font plus qu'un puisque le prochain, depuis le pardon du
Père, est devenu « l'image de Dieu ». Le légiste voit la difficulté. Il interroge Jésus: « Et qui est mon prochain »? On attendrait de Jésus la réponse: tout homme qui accueille le pardon de Dieu et mon enseignement est devenu le prochain qu'il faut aimer comme on aime Dieu. Or la parabole nous égare. Le prochain n'est pas le blessé, image de Dieu, qu'il faut aimer comme on aime Dieu, mais le Samaritain, étranger et honni des juifs. Il est décrit comme faisant le bien, là où le prêtre et le lévite, par peur de se rendre inaptes au culte, sont passés sans rien faire. Le Samaritain idolâtre est entré dans le monde d'amour inauguré par Jésus alors que les « justes » sont passés à côté. La rupture apparente dans le récit a trouvé sa résolution et ouvre une fois encore sur le mystère. Le Samaritain et son protégé peuvent désormais se confondre. Ils sont devenus « images de Dieu » l'un pour l'autre. De sorte que finalement, comme dans la parabole précédente où la perle et le trésor désignaient Jésus, le prochain qu'il faut reconnaître en tout homme n'est autre que Jésus. C'est lui le prochain qui est blessé et c'est encore lui, le bon Samaritain, qui se penche sur l'humanité blessée, au-delà de toutes les barrières cultuelles qui divisaient juifs et Samaritains (Si 50,25s) ou qui empêchaient prêtres et lévites de s'approcher d'un mourant. La parabole ouvre sur le mystère de Jésus. Cette catéchèse, dans la semaine qui préparait la Passion, devait aussi parler du crucifié mourant en croix pour le prochain. On lira le commentaire de Benoît XVI, Jésus de Nazareth, p. 219s.
Une première remarque s'impose: toutes ces paraboles sont des paraboles aggadiques qui disent soit le mystère du pardon soit celui du Royaume. Le pardon une fois donné et l'homme rendu à sa vocation originelle, le mystère du Royaume peut commencer à se déployer au gré de la foi qu'il rencontre. Les paraboles aggadiques trouveront alors une variante halakhique dans les Évangiles.
Deuxième remarque: alors que dans le judaïsme la parabole déploie le mystère inclus dans un passage d'Écriture, les paraboles de Jésus illustrent ce que Jésus, et non plus l'Écriture, dit du Royaume, comme s'il était dans le secret divin de Celui qui l'instaure. Il parle du Royaume de Dieu comme si la connaissance qu'il en avait le dispensait d'aller en chercher le sens dans l'Écriture. Cela met Jésus à l'origine et au cœur même de ce qu'il annonce comme « Royaume des cieux ».
Enfin, Jésus a exprimé son propre mystère et celui du Royaume de miséricorde et d'ajustement à Dieu par les paraboles. Il s'en explique (Mc 4,24) en reprenant un dire des sages: « De la mesure dont vous mesurez il vous sera mesuré » (Mc 4,24). Les mesures (midot) étaient les principes exégétiques de l'époque. Il en privilégie les paraboles haggadiques ouvertes sur le mystère. Bien plus, il ne les enracine plus dans l'Écriture mais dans la conscience qu'il a lui-même du mystère. La mesure exégétique n'est plus centrée sur l'Écriture et le peuple qui l'interprète, mais sur Jésus ouvrant l'apocalypse. Les paraboles, en ouvrant sur le « mystère » dont l'annonce du Royaume est la clef, font basculer de l'Ancien Testament au Nouveau Testament. Pourtant, une fois acquise à la nouveauté du mystère, l'Église tirera à son tour la « morale de l'histoire » en leur appliquant la « mesure » halakhique comme dans une fable d'Ésope ou de La Fontaine. Cependant elle mettra le plus souvent ces actualisations halakhiques dans la bouche même du Christ (Cf. le gérant malhonnête, le pharisien et le publicain). Ainsi, on ne retourne pas à la synagogue mais on continue à écouter le Christ dans l'Église.