Ch10 §3 C. Le salut dans l'apocalyptique de Jésus (3) Jésus Élie [FB/320]

version PDF
Le salut dans l'apocalyptique de Jésus (3) Jésus Élie [FB/320]
   Jésus est Élie reconnu tel par les apôtres  

À la confession de Césarée qui précède la transfiguration (Mc 8,28) le titre d'Élie proposé en réponse à la question : « Que dit-on que je suis? » est éclipsé par la réponse de Pierre: « Tu es le Messie ». Ensuite, lors de la Transfiguration (Mc 9,4), Jésus est entouré de Moïse et d'Élie, qui servent à la fois à l'identifier et à le mettre en valeur. Après la Transfiguration, les disciples, qui ont reconnu dans le Transfiguré celui qui est au-dessus de Moïse et d'Élie, questionnent Jésus: « Est-ce que Élie ne doit pas venir d'abord ? » (Mc 9,11 ). Et Jésus répond : « Il est déjà venu, il lui ont fait ce qu'ils ont voulu, de même aussi le Fils de l'homme va souffrir par eux. Alors les disciples comprirent qu'il leur parlait de Jean-Baptiste » (Mc 9,13). Le glissement des titres est ici précisé: c'est bien lorsque Jésus va mourir que Jean-Baptiste est déclaré Élie.

On serait tenté d'en tirer la règle générale suivante: chaque fois que nous avons Jésus présenté comme Élie, ou encore Jean-Baptiste refusant ce titre, on serait dans un niveau pré-pascal des mémoires. Quand on a les deux comme Élie, on serait encore dans un niveau pré-pascal, où les deux chefs de communauté pouvaient se voir appelés Élie par leurs adeptes. Enfin, quand Jean-Baptiste n'est plus qu'un Élie précurseur du Messie, nous serions dans un niveau post-pascal dans lequel Jésus est déjà clairement identifié par sa remontée au ciel comme le Messie d'Israël.

Pourtant la chose n'est pas si simple. Jean-Baptiste et Jésus ont pu être désignés tous les deux comme Élie par leurs adeptes. Ensuite, s'il faut que Jésus soit perçu comme roi pour que Jean-Baptiste hérite, comme précurseur, du titre d'Élie, cela a pu se faire du vivant de Jésus. Le passé nazôréen de Jésus a pu faire pressentir chez lui une forme de royauté spirituelle, même s'il était clair qu'il n'avait pas l'intention de lutter, comme à Qumran, contre les « fils de ténèbres » ou un quelconque ennemi. Il annonçait bien le Royaume des cieux comme une réalité tangible: « En vérité je vous le dis, il en est d'ici présents qui ne goûteront pas la

mort avant d'avoir vu le Royaume de Dieu venu avec Puissance » (Mc 9,1 ). Non pas un Royaume à la manière des hommes, mais le Royaume des cieux manifesté par la régénération résultant du pardon du Père et par les miracles. De sorte qu'en Mt 11 quand Jésus fait dire au Baptiste que tout ce qui était attendu du prophète Élie (auquel il s'est identifié en Is 61,1) se réalise par sa venue (Mt 11,5; Le 7,22), il peut, après le départ des émissaires du Baptiste, désigner ce dernier aux foules comme un Élie qui prépare le chemin à plus grand que lui. Jésus aurait alors anticipé lui-même le glissement qui se fera après sa mort, lorsque, étant couronné Messie auprès du Père, le titre d'Élie pourra être donné à Jean-Baptiste comme précurseur.

S'il est indéniable que la présentation que Jésus fait de lui-même comme Élie est ancienne et fait partie de l'univers apocalyptique auquel il se référait, ce que nous avons montré de l'attente des différents Messies à Qumran doit laisser aussi entrouverte la possibilité que Jean-Baptiste ait aussi été perçu par les siens comme Élie, annonciateur des messies attendus: Messie d'Aaron et Messie d'Israël. Quand les disciples parlent de Jésus comme Messie, ils entrent dans cette logique. De même quand Jésus parle de Jean-Baptiste, qu'il désigne à la foule comme Élie.

Pourquoi Jean-Baptiste, que les siens pouvaient considérer comme un prophète à la manière d'Élie, n'aurait-il pas deviné dans cet autre Élie qu'était Jésus, celui qui porterait un jour tous les titres des messies attendus? De fait bien des choses pouvaient amener à le penser: un Élie venu « ramener le cœur des Pères vers leurs fils et le cœur des fils vers leurs Pères », pouvait s'entendre d'un rassem- bleur politique (roi spirituel), comme d'un prêtre annonçant le pardon de Dieu : « Tes péchés sont remis » disait-il au paralytique (Mc 2,1-12). Ce dernier aspect de son identité allait se confirmer dans un autre épisode, que l'on verrait plus tard comme un des motifs principaux de sa mort: les vendeurs chassés du Temple.

   L'épisode des vendeurs révèle Jésus comme Élie   
   et cause sa mort.

Dès le début de son ministère, Jésus chasse les vendeurs du Temple (Jn 2,13-15). Les vendeurs étaient pourtant

bien nécessaires pour assurer la pureté du culte ! Ils changeaient les monnaies païennes à l'effigie de César en monnaies du Temple et grâce à eux on pouvait acheter, pour les sacrifices, des animaux qui ne soient pas abîmés par le voyage. Si Jésus les chasse, c'est pour accomplir le dernier verset de la prophétie de Zacharie annonçant qu'à la fin des temps, lors de la dernière « fête des tentes/Sou kkot » qui rassemblerait tous les peuples en Sion, il n'y aurait « plus de marchands dans le Temple » car Jérusalem serait sanctifiée tout entière (Za 14,1 ). Avec le pardon du Père que Jésus proclame, ces temps sont arrivés. Il peut donc dire: « Détruisez ce Temple » (Jn 2,9). Il le remplace par le pardon du Père qu'il prêche et dont les effets se voient dans les guérisons qu'il opère. En faisant ce geste, Jésus se révèle non seulement comme celui qui accomplit la prophétie de Zacharie sur la fin des temps, mais il rappelle à la mémoire de ses disciples les traits des deux grands « zélés » de l'histoire d'Israël : Élie, le prophète enlevé au ciel après avoir montré son zèle au mont Carmel en sacrifiant les prêtres de Baal (1 R 19,10.14) et Pinhas, prêtre, petit-fils d'Aaron, qui a montré le même zèle en massacrant les adeptes du Baal Péor (Nb 25,11). À leur suite, « le zèle de la maison de Dieu » dévore Jésus (Jn 2,17). Il est donc bien Élie le prophète revenu sur terre et aussi Pinhas, le prêtre qui apporte le pardon du Père. De sorte que lorsqu'il dit: « Détruisez ce Temple, en trois jours je le rebâtirai » (Jn 2,19), les prêtres peuvent le soupçonner d'empiéter sur la fonction sacerdotale. Ceci causera sa perte.

Comme les mots « en trois jours » le donnent à penser, ce texte de Jean sera relu après sa résurrection. Il est d'ailleurs dit clairement (2,22) qu'il parlait du « temple de son corps » (terme paulinien) et « qu'ils ne comprirent qu'après la Résurrection ». C'est alors que l'on mettra au futur la citation du Ps 69,10: « le zèle... le dévorera » (2,17) pour montrer que ce geste sera perçu comme une des causes de sa mort. C'est pour cette raison que cet épisode du début de la prédication de Jésus a été placé par les Évangiles synoptiques au commencement de la « semaine de la Passion ». Mais, à l'orée du ministère de Jésus - Jean situe à juste titre l'événement tout au début de l'Évangile (Jn 2,13-22) - Jean-Baptiste n'a pas pu ne pas comprendre ce geste autrement que comme l'accomplissement parfait du sacerdoce auquel il avait renoncé, lui qui était de la lignée des prêtres. Ce geste de Jésus se posant en Temple parfait sera confirmé par bien d'autres gestes dans les Évangiles. « Il y a ici plus grand que le Temple », dira-t-il en se désignant lors de l'épisode des épis arrachés (Mt 12,6).