Ch10 §3 C. Le salut dans l'apocalyptique de Jésus (2) Élie et Moïse [FB/317]

Il reprend le combat d'Élle qu'il dirige contre les puissances du mal et le démon : (Mt 4,24 ; 8,16; 8,28-34 ; 9,33 ; 12,22 ; 12,24-28 ; 15,22 ; 17,18 ; Mc 1,32-34; 1,39; 3,22; 5,15-18; 7,26-30; 16,9; Le 4,33; 4,41 ; 8,2; 8,27- 38; 9,42 ; 11,14-20; 13,32). Ses apôtres l'imitent (Mt 7,22 ; 10,8; Mc 3,15; 6,13; 16,17; Le 9,1 ; 10,17).
Ce pardon et ces exorcismes produisent des fruits de guérison. Jésus rétablit l'harmonie de la semaine originelle du monde par le pardon du Père qu'il apporte et par les miracles qui en manifestent les effets. À la différence du judaïsme apocalyptique, le judaïsme officiel refusait toute idée d'un péché originel ayant pu mettre en échec la relation d'Israël à son Dieu. Il n'attendait plus de prophétie individuelle et les miracles ne pouvaient que lui être suspects. En faisant ses miracles, Jésus se situe dans la mouvance apocalyptique et dans la lignée d'Élie et d'Élisée, les grands thaumaturges de l'Ancien Testament. Les récits des premières prédications chrétiennes, ou kérygmes, en témoignent (Ac 2,22). Témoigne aussi de l'abondance des miracles le fait que les évangélistes, ne pouvant pas les raconter tous, en ont résumé le récit dans des « sommaires » où ils pullulent (Mc 1,32-34; 3,10; 6,53-56).
Le nouvel Élie n'impose rien. Les miracles nécessitent, de la part du malade, la foi comme ouverture à la révélation apocalyptique qui lui est faite par le prophète. Jésus refusera toujours les miracles aux scribes et aux prêtres qui les lui demandent dans le seul but d'arbitrer l'origine divine de sa mission (Mt 12,38-42). Il ne peut à la fois dire qu'il vient du ciel comme Élie et permettre que ce qui vient du ciel soit arbitré par les hommes qui s'en sont coupés. Par contre il fait, comme Élie et Elisée - confondus au temps de Jésus - des miracles en abondance pour ceux qui accueillent le ciel sans se poser de questions: « Va, ta foi t'a sauvé » (Mc 10,52; Mt 15,28; 21,21).
Exorcismes et guérisons s'entremêlent (Mc 1,32-34). Comme l'avait fait Élisée, Jésus guérit un lépreux (Mc 1,40-45; 2 R 5). Une autre fois dix lépreux (Le 17,11-19). Comme Élie, il ressuscite le fils de la veuve et le remet à sa mère (Le 7,11-17; 1 R 17,23); il ressuscite la petite fille de douze ans (Mc 3,41); multiplie les pains à la manière d'Élisée (Mt 14,13-41 ; Jn 6,9; 2 R 4,42), etc. Nous avons déjà vu comment, dans les sources juives et romaines, Jésus avait la réputation d'être un thaumaturge. Ce fut pour les juifs l'un des principaux motifs de sa mort (Cf. supra) et pour les croyants la garantie que, comme on l'attendait d'Elie, il ouvrait à nouveau le ciel.
À la synagogue de Nazareth (Le 4,16-27), Jésus est pressenti pour faire l'homélie. On lui présente le livre du prophète Isaïe. Il va directement au centre des chapitres apocalyptiques de 56 à 66 dont il s'approprie le cœur (Is 61): « L'Esprit du Seigneur est sur moi... Il m'a envoyé porter la bonne nouvelle aux pauvres, aux captifs la délivrance, aux aveugles le retour à la vue. » Et il poursuit: « Aujourd'hui, s'accomplit à vos oreilles ce passage de l'Écriture. » Les gens s'interrogent: il fait partout des miracles, pourquoi n'en fait-il pas chez lui? Sommé de s'expliquer, il fait référence à Élie qui a réservé ses miracles à la veuve de Sarepta au pays de Sidon (1 R 17) et à Naaman le Syrien (2 R 5). Le prophète sur qui repose l'Esprit du Seigneur est donc bien pour Jésus le prophète Élie auquel il se réfère. Les gens de nouveau s'inquiètent: la restitution de l'harmonie originelle vaudrait-elle plus pour les païens que pour les juifs? La foule veut le lapider (la lapidation commençait sur un promontoire par une culbute sur la tête, suivie, en cas de survie, par la projection mortelle d'une « première pierre »). Jésus leur échappe.
Cette référence à Élie est importante à plusieurs titres. D'une part, si Jésus révèle sa propre identité en suggérant le retour d'Élie, c'est qu'il se situe dans la mouvance apocalyptique commune au Baptiste et aux Ésséniens, même s'il s'y inscrit de manière tout à fait originale.
"l'envoyé" représentant de Dieu
L'attente de l'ouverture du ciel et d'une alliance nouvelle instaurée par le prophète se conjuguait avec le retour attendu d'autres personnages. Conformément à Dt 18,15, on attendait aussi le retour d'un prophète comme Moïse. Moïse n'avait vu Dieu que de dos (Ex 33,20-23) et pourtant il avait mérité d'être le « représentant/sba/Zab/envoyé » de Dieu auprès de son peuple (Ex 3,13s). Alors que, dans le
judaïsme officiel, on avait tendance à ne plus attendre de nouveauté venant du ciel et à remplacer le prophète par le sage, on savait, dans le judaïsme apocalyptique, devoir attendre le retour d'un prophète. « Dieu suscitera... un prophète comme moi » avait dit Moïse (Dt 18,15). Il était attendu pour redonner la plénitude de la révélation sinaïtique, obscurcie par le péché. L'attente d'un prophète comme Moïse est centrale dans les Évangiles. Nous lui consacrons le chapitre suivant sur l'enseignement de Jésus.
La venue des prophètes Élie ou Moïse, dans les communautés à dominante sacerdotale comme à Qumran, se doublait évidemment de l'attente d'un prêtre. Ainsi attendait-on que le « Maître de justice », inspiré par Dieu, introduise le Messie d'Aaron (prêtre), auquel serait adjoint dans les temps futurs un Messie davidique qui, sous les ordres du prêtre, mènerait avec les anges le combat pour purifier le Temple. C'est sans doute cette double attente du prophète et du prêtre qui avait eu pour résultat d'assimiler Élie (prophète) et Pinhas (Prêtre, petit-fils d'Aaron). Ils se trouvaient réunis dans la Bible par leur attribut commun : le « zèle » qu'ils avaient montré contre le culte de Baal, l'un au temps de Jézabel (1 R 19,10.14), l'autre au temps de la marche dans le désert (Nb 25,11). Ils reviendraient ensemble. Après eux, il restait à attendre le retour du Messie d'Israël (davidique) pour que l'on puisse célébrer une Pentecôte qui ne serait plus renouvellement à l'identique de l'Alliance donnée aux Pères, mais Alliance nouvelle. On y communierait au pain et au vin que les Messies auraient bénis. Citons à nouveau le texte de la règle annexe, indiqué au chapitre précédent:
Trois personnages étaient donc attendus, tous trois « oints/Messies ». Le premier est Élie. Dans les Évangiles synoptiques, nous l'avons vu, Jésus évoque souvent ce personnage. Il en va de même chez Jean. Que l'on se rappelle l'enquête des gens du Temple auprès de Jean-Baptiste pour savoir qui il était (Jn 1,20s). Les trois titres défilent: « Es-tu le Christ? », « Élie? » et finalement « le prophète ». Et à chaque fois Jean-Baptiste refuse le titre. Celui qui est désigné comme I'« Agneau/Élie » « qui vient » (Jn 1,29; 1,36), c'est Jésus. Celui qui multiplie les pains « d'orge » comme Élisée (confondu alors avec Élie), c'est Jésus (Jn 6,9; 2 R 4,42). Jean consonne bien avec les Synoptiques sur cette appellation de Jésus comme Élie.
Mais il est tout aussi vraisemblable que Jean-Baptiste, comme inspirateur d'un baptême nouveau, ait pu lui aussi revendiquer ce titre auprès de ses adeptes. Une concurrence sur ce titre était donc envisageable du vivant de Jésus. En Mt 11, il est clair que les disciples de Jean-Baptiste viennent demander à Jésus s'il est bien « Celui qui doit venir » (en Ml 3,1s.23, celui qui doit venir, c'est Élie). Jésus répond par l'affirmative en s'identifiant avec le prophète d'Isaïe 61, « sur qui repose l'Esprit » et qui fait des miracles. Il s'agit vraisemblablement d'Élie et le message sur ses miracles que Jésus demande aux émissaires de porter au Baptiste est sans équivoque: Jésus a tous les attributs d'Élie (Mt 11,22).
Mais le texte se poursuit devant la foule, et Jésus désigne Jean-Baptiste en empruntant toujours à Malachie, mais en prolongeant, cette fois, la citation par « celui qui aplanit un chemin devant moi » (Ml 3,1). Jean-Baptiste est ainsi clairement désigné comme un Élie « précurseur » de Jésus. Cette suite donnée au récit pourrait être post-pascale. En effet, les deux testaments y sont comparés l'un à l'autre (Mt 11,11s) et, lorsqu'à la fin de la péricope, Jésus dit « Si vous voulez m'en croire, c'est lui Élie qui doit venir » (Mt 11,14), c'est une conclusion qui donne à Jean-Baptiste le titre d'Élie précurseur du Messie. De ce fait, quand Jésus sera intronisé à la droite de Dieu par son ascension, le titre d'Élie reviendra au précurseur. On retrouve encore l'ambivalence des titres quand Hérode entend parler de Jésus comme d'un Élie. Il conclut que Jésus est Jean- Baptiste, qu'il a fait décapiter et qui est ressuscité/réveillé (Mc 6,14-16; Mt 14,1s).