B. Théologie de l'Eucharistie [RTP/614]

En restant proches des récits eucharistiques, nous essaierons de montrer comment l'Eucharistie se structure de façon trinitaire... Nous la vivons en louange du Père - mémorial du Christ - invocation à l'Esprit Saint.
C'est une « bénédiction », une « action de grâce » (eu- charistein : rendre grâce).
On y proclame l'œuvre du Père dans ses trois dimensions:
- la création, l'appel de toutes choses à l'existence,
- l'Incarnation rédemptrice, le salut qui surabonde du Verbe fait chair,
- la sanctification de nous tous, pécheurs invités au banquet du Royaume.
Toute Eucharistie s'adresse au Père et le loue pour les trois grandes œuvres de sa miséricorde.
- « Sacrifice de louange », dit-on de l'Eucharistie; elle se joue, en effet, dans un climat d'offrande. L'Église prend le pain et le vin, élève cette matière vers le Père en disant : « Tu nous l'as donnée, nous te l'offrons; ce que toi-même nous as offert, nous te le rendons. »
- L'Eucharistie rend l'univers entier, la matière, à son statut d'oblation, car le monde est fait pour l'offrande; en offrant le pain et le vin, l'Église, prolongeant l'Ancien Testament, montre qu'ils ne sont pas uniquement pour l'homme nourriture et boisson, mais pour Dieu oblation.
- Ce n'est d'ailleurs pas seulement la matière qui est ainsi présentée à Dieu, mais chaque fidèle, chacun de nous; nous offrons le pain et le vin et, surtout, nous nous offrons nous-mêmes.
Un tel sacrifice de louange est, à la limite, impossible: comment, avec nos propres forces, offrir l'univers entier? Et quand donc pourrons-nous nous offrir nous-mêmes en vérité? - Un seul s'est offert totalement: le Christ Jésus; mais, lorsque nous lui sommes incorporés, nous pouvons avec lui tout offrir et nous offrir nous-mêmes réellement. Ici, encore, l'offrande nous a été donnée par le Père lui-même et il nous est donné de pouvoir y participer.
C'est l'Église, comme Corps du Christ, qui offre au Père le parfait sacrifice de louange et cela n'est possible que par l'oblation que le Christ - dont nous sommes les membres - a fait de lui-même une fols pour toutes (cf. He 7,27 ; 9,28).
Le « mémorial » rend présent efficacement un événement passé: chargé de la toute-puissance éternelle de Dieu, cet événement - le Sinaï ou le nouveau Sinaï - surplombe le temps.
Célébrer l'Eucharistie, c'est « faire mémoire » de l'événement de Jésus, c'est rendre présent le Christ, tout l'événement du Christ: entrant dans le monde, enseignant, guérissant, pardonnant; souffrant, mourant, ressuscitant; montant à la droite du Père et donnant l'Esprit... L'intégralité du mystère du Christ est rencontrée dans l'Eucharistie - même le Christ qui est encore à venir, ce Corps qui se développera dans les siècles futurs; même le Christ qui a déjà manifesté sa gloire dans l'Église des siècles passés. Nous célébrons le Corps total du Christ.
L'anamnèse ou mémorial (ana-mnesis) est donc à entendre au sens large. L'Eucharistie « fait mémoire » du Christ qui enseigne comme du Christ qui meurt sur la Croix; dans la célébration de la Parole comme dans la célébration de la dernière Cène, on « fait mémoire » d'un Dieu qui, dans les événements, à la fois dit et fait. La célébration de la Parole est inséparable de l'action eucharistique : «Il dit et cela existe» (Ps 148,5).
Conséquence pastorale
- Dans une messe, la célébration de la Parole ne peut être coupée de l'Eucharistie; il peut, cependant, s'écouler entre les deux un certain temps (par exemple, la Parole le matin et le Repas le soir; mais l'inverse est impossible, car l'action de Dieu ne serait pas alors décryptée par sa Parole).
- Extension de la liturgie de la Parole, la « Louange des Heures » se réfère - de plus loin - au parfait sacrifice de louange qu'est l'Eucharistie.
L'Eucharistie rend présent, non pas uniquement, mais éminemment, le sacrifice du Christ. Qu'est-ce à dire? - Le sacrifice de la Croix est unique; pourtant, c'est une œuvre de Dieu qui déborde les siècles, c'est le nouveau Sinaï toujours présent. Dire que, dans l'Eucharistie, le Christ renouvelle son sacrifice ne signifie pas que le sacrifice de la Croix recommence, mais que la Croix est un événement de Dieu qui surplombe les siècles, bien qu'il ait été accompli à son heure, de façon définitive.
Nous sommes, par l'Eucharistie, contemporains de la Croix; nous bénéficions actuellement du sacrifice du Christ qui nous est rendu présent, aujourd'hui.
Par la Croix, le Christ s'offre à son Père et fait ainsi qu'Adam soit renouvelé, redevienne « fils » ; il s'offre aussi à ses disciples: « mon corps livré, mon sang versépour vous» (1 Co 11,24); il réarticule, relie, réconcilie l'humanité avec le Père: c'est là son œuvre de médiateur. En s'offrant au Père et en s'offrant à nous, il refait comme un pont; il est le « pontife », le grand prêtre, l'intercesseur (cf. He 5,1 ; 9,15).
Si le Christ, lui qui rassemble et nourrit son peuple, préside l'action eucharistique, quel est le rôle de la présidence apostolique ?
Ce service de présidence rappelle que l'Église n'est pas maîtresse de l'Eucharistie, qu'elle ne se la donne pas, mais la reçoit. L'Église n'a pas « droit » à l'Eucharistie ; elle la reçoit du Christ-tête auquel est ordonnée l'action eucharistique : c'est ce que manifeste la présidence apostolique (cf. plus loin « L'Ordre »).
Dans l'Eucharistie, le Christ est présent aux fidèles.
Comme le précise la constitution conciliaire sur la sainte liturgie (n° 7) : Le Christ est toujours là, auprès de son Église, surtout dans les actions liturgiques.
- Il est là présent dans le sacrifice de la messe, et dans la personne du ministre...
- et, au plus haut point, sous les espèces eucharistiques.
- Il est là présent par sa vertu dans les sacrements...
- Il est là présent par sa Parole...
- Enfin, il est là présent lorsque l'Église prie et chante les psaumes...
Les formes de présence du Christ sont multiples; toutefois, dès lors que toute l'Église célèbre cette présence, cette célébration revêt un caractère liturgique : le Christ total, tête et corps, s'offre alors à son Père... Le grand liturge est le Christ et il n'y a de « liturgie » que si le Christ la préside.
Parmi ces différents modes de présence liturgiques, l'Eucharistie représente un mode de présence unique: le Christ lui-même nous a signifié qu'il voulait se rendre présent à nous par le pain et le vin «Faites ceci en mémoire de moi» (1 Co 11,24). Il nous a dit qu'il se donnait là dans la totalité de son mystère et de façon quotidienne, sans se reprendre : c'est là ce que l'Église médite lorsqu'elle parle de « présence réelle ».
La « présence réelle », c'est la présence que Jésus lui- même garantit à son Église: son corps et son sang comme mémorial de tout son mystère; c'est aussi le lieu où le Christ manifeste que le cosmos est recréé, que le Créateur transforme la matière en sa présence. La théologie catholique a inventé le mot « transsubstantiation » pour dire cette action recréatrice de Dieu ; la substance du pain et du vin est transformée, changée; c'est l'œuvre du Créateur.
Luthériens et anglicans sont pratiquement du même avis; les autres confessions protestantes sont plus nuancées : cette présence recréatrice de Dieu jouerait surtout dans le cœur du fidèle : s'il a la foi, la présence de Dieu se manifestera de façon réelle... ; mais le pain et le vin changent de sens : on parle de « transformation », de « transfinalisation » (changement de finalité).
Par attachement, peut-être, à la philosophie scolastique, l'Église répugne à changer le mot « transsubstantiation » : il est nécessaire de ne plus considérer le pain et le vin à partir de l'utilisation qu'on en fait (des aliments), mais à partir de leur réalité telle que Dieu désormais la regarde et s'y donne (la présence réelle); c'est pourquoi, par rapport à la réalité recréée des oblats, pain et vin ne sont qu'apparences et l'on parle d'un changement de « substance », même si le terme est trop philosophique.
Plus que le vocabulaire théologique, le vocabulaire biblique parle aux gens un langage qu'ils peuvent comprendre.
À propos de la « transsubstantiation » : évitons de défendre des mots, de mener le débat sur la réalité; le mot n'est là que pour rappeler dans quelle direction se trouve la réalité... Mais évacuer le mot, n'est-ce pas risquer d'évacuer la réalité?
Quand nous mangeons le pain eucharistique, nous participons réellement au Christ par incorporation ; nous sommes véritablement recréés, haussés jusque dans l'intimité divine: Dieu entre en communion avec nous et nous fait communier à lui. Si nous nous trouvons en présence du Créateur, si nous sommes assimilés à lui, comment utiliser un autre terme assez expressif de cette action de Dieu qui atteint « à la racine » le pain et le vin, puisque la matière est transformée en présence et le cosmos recréé ?
C'est ici, dans l'Eucharistie, l'inversion radicale de l'attitude mythique: alors que la magie considère le monde comme un ensemble énergétique sur lequel nous aurions pouvoir (Dieu étant le grand ensemble totalisant), le Père lui-même subvertit cette construction mythique et inverse le mouvement: « C'est moi qui me donne, qui me propose réellement à toi dans cette matière, cela en mémorial de mon Fils dont la chair recréée a porté ma présence. »
Pourquoi en rester au pain et au vin et ne pas prendre, sous d'autres cieux, du mil ou de la bière, par exemple ?
Parce que l'Eucharistie fait mémoire du nouveau Sinaï qu'est le Christ; lui qui, la veille de sa passion, pour donner son testament, le sens ultime de sa vie incarnée dans une culture méditerranéenne, a pris cette nourriture-là, cette boisson-là, mémoire de l'Exode de son peuple.
En quelque lieu que ce soit, dans une hutte, un igloo, une tente, l'action eucharistique exige du pain et du vin; non parce qu'il faudrait à tout prix passer par une économie de marché qui impose le blé et la vigne, mais parce que nous nous souvenons de celui qui, il y a vingt siècles, a pris du pain et du vin pour signifier le don de lui-même à son Père et aux hommes de tous les temps, recevant personnellement ces signes de la religion de ses pères.
L'Eucharistie se vit nécessairement comme « épiclèse » (appel sur); en effet, le Père est source de tout, le Fils est expression du Père et il faut toute la force d'amour de Dieu pour opérer la transformation de l'humanité, la recréation de la matière, et nous associer à cette action divine. Si Dieu ne nous associe pas à son action, « nous ne pouvons rien faire» (Jn 15,5), cette transformation, cette recréation ne se manifestera pas... Il faut que la puissance de l'Esprit de Dieu travaille dans le cosmos et vivifie l'humanité, qu'elle nous introduise ainsi dans la communion entre le Père et le Fils. Cette force de vivification, cette énergie de communion, c'est le Saint-Esprit.
Dire que l'Eucharistie est « invocation à l'Esprit Saint » ne signifie certainement pas qu'elle soit émotion spirituelle; il n'y a pas à « spiritualiser » l'Eucharistie ! Cela signifie que, dans ce sacrement, se joue la communion d'amour trinitaire et notre association à cette communion.
Au cours de l'Eucharistie, il y a deux « épiclèses » ou invocations à l'Esprit : sur le pain et le vin, et sur l'assemblée ; la puissance de l'Esprit transforme le pain et le vin au corps et au sang du Christ, et l'assemblée en Église trinitaire.
Sanctifie ces offrandes en répandant sur elles ton Esprit; qu'elles deviennent pour nous le corps et le sang de Jésus, le Christ, notre Seigneur... Humblement, nous te demandons qu'en ayant part au corps et au sang du Christ, nous soyons rassemblés par l'Esprit Saint en un seul corps (Prière eucharistique n° 2).
Communier au corps du Christ, présent dans l'Église, c'est indissolublement:
- communier à l'Église qui est le Corps du Christ,
- communier, grâce à l'Esprit, au Père et au Fils,
- communier à la dynamique de transformation du monde et des relations humaines.
Grâce à l'Esprit du Christ, nous avons accès auprès du Père et nous sommes mis en lien les uns avec les autres, même si nos situations naturelles nous opposent; la solidarité humaine ou l'accord affectif n'est pas la condition de la célébration, mais la communion à l'Esprit; unis dans l'Esprit, nous pouvons accéder à l'autel.
C'est parce que Dieu nous aime, que l'Esprit nous unit, que nous pouvons communier les uns avec les autres au même corps du Christ.
Outre la manducation du pain, plusieurs gestes signifient et entre nous, cette communion :
- le pardon mutuel des fautes: Je confesse à Dieu...-, puisque Dieu nous pardonne, nous pouvons nous pardonner les uns aux autres;
- l'intercession les uns pour les autres ou « prière universelle » ;
- l'union avec ceux qui ne font pas actuellement partie de l'assemblée :
- les prisonniers, les malades... par le lien de l'autel du sacrifice;
- le don de la paix, dont l'accueil et le baiser de paix sont les signes...
Communier, c'est tout cela à la fols: être Introduit dans la communion trinitaire par l'amour même qui est l'Esprit et participer au Corps du Christ qui est l'Église, lieu visible du travail de l'Esprit dans le monde.