B-Entre foi et pensée scientifique le débat est rude aussi...
La méthode scientifique refuse tout a priori « dogmatique » : « on fait la vérité » ; elle n'est pas objet de révélation, mais d'une vérification toujours ouverte à l'imprévu.
Quant au rapport entre la foi et la science, le climat est différent aujourd'hui de ce qu'il était au xixe siècle.
Le positivisme d'Auguste Comte affirmait que l'homme a commencé par croire à des dieux, qu'il s'est ensuite fié à sa raison, pour se limiter enfin à l'expérience. De la religion, il est passé à la métaphysique et de la métaphysique à la science : c'est « la loi des trois états ». Le savant ne prétend plus, comme le métaphysicien, connaître le réel en lui-même, mais seulement son « comportement »...
Mais, en cinquante ans, les perspectives ont changé: connaître le comportement du réel ? Nous en avons peut- être l'impression mais, en fait, nous tendons quelques pièges au réel et nous induisons à partir de ce que nous constatons. L'attitude scientifique ne consiste-t-elle pas à créer un point de vue de recherche (une hypothèse) qui se donne des outils de recherche (des laboratoires)? Le scientifique prend le réel au piège de ses propres questions. Que perçoit-il donc du réel selon cette méthode ? - Il ne perçoit que des réponses à ses questions ! Qu'est-ce que l'objet scientifique sinon la réponse à une question bien posée? L'essentiel est de bien formuler la question.
C'est donc le point de vue qui crée l'objet scientifique: si le réel est interrogé du point de vue chimique, les réponses seront chimiques, etc. Ne faut-il pas vérifier d'abord les lunettes avec lesquelles nous regardons le réel, vérifier les méthodes de vérification ? L'épistémologie analyse le fonctionnement des différentes méthodes scientifiques; elle montre comment la science reconstruit le réel (cf. G. Bachelard : Le Nouvel esprit scientifique).
Ainsi, par un long détour, la science ramène le savant devant le problème de l'être, autrement dit le problème métaphysique: « qu'en est-il de la réalité elle-même? »
La question des rapports entre la science et la foi semble donc se déplacer: l'attitude scientifique se pose la question de son propre point de vue.
La foi ne serait-elle pas, sur le réel, un point de vue plus global et sa cohérence plus universelle que celle de la science? Ne serait-elle pas le sens même des sens; le sens de tous les points de vue, des multiples orientations de l'esprit humain? C'est là une question que le scientifique d'aujourd'hui - dans la mesure où il n'est plus un positiviste - peut finalement se poser...
La fol, en ce cas, est une vérité en train de se faire et il y a place pour une multiplicité de « vérités » : chacun n'a-t-il pas le droit de choisir sa propre cohérence de vie ? La vérité serait alors une « idée » inaccessible dont il y a, en fait, une multiplicité d'approches - la science, entre autres (cf. Jean Ladrière : L'Articulation du sens).
Mais la soif de l'Un, du Total, n'est-elle pas plus forte que le constat de la multiplicité et de l'éclatement des savoirs ? Car le scientifique peut aller plus loin dans sa vision du réel et affirmer la transcendance du réel par rapport à toute sorte d'approches humaines. Le réel se donne à qui le cherche et, dans les termes des questions posées, il répond...
Une telle position rend le savant réceptif à une vision du réel qu'il Interpréterait comme un don Infini de sens et de présence: « l'univers ne serait-il pas un langage intelligent? » se demande-t-il ; et il constate qu'une grande partie de l'humanité - merveille ! - a dit « oui » à ce don de sens offert par le réel. Dès lors, la religion et les langages religieux l'intéressent à nouveau; il observe qu'il y a du religieux dans l'homme, mais II ne renonce pas à l'expliquer.
La foi n'est-elle pas un phénomène humain à expliquer comme tel ? Le mouvement vers la transcendance, la nécessité de saisir l'univers dans sa totalité, ne sont-ils pas Inscrits au cœur de l'homme ? L'homme ne sécrète-t-il pas, en permanence, le désir du Divin ? C'est une question que posent les sciences humaines et la philosophie. Autrement dit, la fol ne serait pas un événement surnaturel, mais un besoin naturel comme l'envie de manger : pour vivre, l'homme aurait besoin de croire.
Ainsi la foi se trouve-t-elle acculée à définir la spécificité de son niveau...
N'a-t-elle pas pour fonction, non d'expliquer le monde, mais de poser au monde une question : « L'homme est-il, oui ou non, fait pour plus que lui-même? Est-il la source de lui-même ou bien est-il réponse à un appel ? » La foi est là pour laisser ouverte cette question.
Dieu serait peut-être la question posée gratuitement à l'homme et non la réponse à la question. La question de Dieu n'est pas la question qui vient résoudre les autres; elle m'invite à creuser mes questions... » Peut-être dois-je me contenter de cette existence ? Peut-être ne dois-je pas m'en contenter? »
Que des gens normaux puissent vivre sans la foi, montre bien qu'elle est gratuite et non mythique (le mythe étant ce sans quoi on ne peut vivre); la foi est un surcroît, un « cadeau ». Le fait massif de l'Incroyance peut ainsi être perçu sous un aspect positif: n'est-il pas normal que le monde puisse vouloir son autonomie et se regarder comme « relié à rien » ? L'homme est-il appelé à dépasser ce monde et sa façon purement naturelle de s'interpréter? N'est-ce là qu'une soif à laquelle aucune eau n'est promise?
La foi est là pour laisser ouverte cette question, même si elle répond « oui » à ce qu'elle reconnaît comme l'appel du Créateur.
Actuellement, le langage de la relation humaine est un Heu où la question de la fol peut être approchée en vérité. Nos contemporains pressentent la transcendance de l'autre et la gratuité de la relation : ce n'est pas parce que j'ai besoin de l'autre que j'entre en relation avec lui ; mais le fait d'entrer en relation avec lui me crée des besoins nouveaux: action de grâce, amour Inconditionnel, cadeau... alors que la recherche de l'autre à partir de mes besoins me fait manquer sa rencontre. SI l'on mise aujourd'hui, à fonds perdu, sur la relation humaine, ce n'est pas le résultat d'un besoin, mais la révélation d'un désir nouveau1.
Ce surcroît qu'est la foi me mène au cœur d'un Mystère gratuit... Cela m'est offert, ce n'est pas inscrit en moi comme une nécessité. La manière dont je proposerai la fol à mes contemporains s'en ressentira : je témoigne de ce que je vis. Seule la proposition d'un amour peut déclencher l'acte de foi : dans l'amour se dit un appel gratuit qui, en même temps, éveille le désir. L'amour est le signe que Dieu nous adresse et qui nous permet de nous engager dans l'acte de foi.
Pas d'évidence fulgurante qui s'impose, mais une réponse gratuite à un appel gratuit... où je vérifie que cet appel accomplit ce qu'il éveille en moi. Il y a donc nécessité, pour la foi, de montrer en quoi elle épanouit la créature, sans que cet épanouissement soit la raison de croire. L'homme ne pourra accepter ce qui lui est donné que si ce « quelque chose » n'est pas un simple écho de son être, renvoyé par le cosmos, mais un « verbe de Dieu », qui ne dérive pas de l'homme.
Conclusion
La question de la foi est posée de façon radicale par notre monde contemporain; il ne s'agit plus de défendre apologétiquement un dogme particulier, mais le principe même du « croire ».
De plus, si nous demeurons dans la foi de l'Église, la fol ne sera jamais à vivre sous le mode primitif d'une évidence mythique, comme un exclusivisme, la possession d'une certitude et d'un savoir dont nous serions les propriétaires. La foi est une certitude interne à l'amour; un amour ne conteste pas aux autres le droit d'être célibataires et d'en être heureux, ni le droit d'aimer autrement. Il se nourrit de sa joie interne et non du malheur des autres.